Là une jeune femme donnait à téter [teter] à son dernier enfant pour l’empêcher de crier, en en tenant un autre, âgé de cinq ans environ, entre ses genoux. Ce sein dont la blancheur éclatait au milieu des haillons, cet enfant à chairs transparentes, et son frère, dont la pose révélait un avenir de gamin, attendrissaient l’âme par une sorte d’opposition à demi gracieuse avec la longue file de figures rougies par le froid, au milieu de laquelle apparaissait cette famille. Plus loin une vieille femme, pâle et froide, présentait ce masque repoussant du paupérisme en révolte, prêt à venger en un jour de sédition toutes ses peines passées. Il y était aussi l’ouvrier jeune, débile, paresseux, de qui l’œil plein d’intelligence annonçait de hautes facultés comprimées par des besoins vainement combattus, se taisant sur ses souffrances, et près de mourir faute de rencontrer l’occasion de passer entre les barreaux de l’immense vivier où s’agitent ces misères qui s’entre-dévorent. Les femmes étaient en majorité ; leurs maris, partis pour leurs ateliers, leur laissaient sans doute le soin de plaider la cause du ménage avec cet esprit qui caractérise la femme du peuple, presque toujours la reine dans son taudis. Vous eussiez vu sur toutes les têtes des foulards déchirés, des robes bordées de boue, des fichus en lambeaux, des casaquins sales et troués, mais partout des yeux qui brillaient comme autant de flammes vives. Réunion horrible, dont l’aspect inspirait d’abord le dégoût, mais qui bientôt causait une sorte de terreur au moment où l’on apercevait que, purement fortuite, la résignation de ces âmes, aux prises avec tous les besoins de la vie, était une spéculation fondée sur la bienfaisance. Les deux chandelles qui éclairaient le parloir vacillaient dans une espèce de brouillard causé par la puante atmosphère de ce lieu mal aéré.
Le magistrat n’était pas le personnage le moins pittoresque au milieu de cette assemblée. Il avait sur la tête un bonnet de coton roussâtre. Comme il était sans cravate, son cou, rouge de froid et ridé, se dessinait nettement au-dessus du collet pelé de sa vieille robe de chambre. Sa figure fatiguée offrait l’expression à demi stupide que donne la préoccupation. Sa bouche, pareille à celle de tous ceux qui travaillent, s’était ramassée comme une bourse dont on a serré les cordons. Son front contracté semblait supporter le fardeau de toutes les confidences qui lui étaient faites : il sentait, analysait et jugeait. Attentif autant qu’un prêteur à la petite semaine, ses yeux quittaient ses livres et ses renseignements pour pénétrer jusqu’au for intérieur des individus qu’il examinait avec la rapidité de vision par laquelle les avares expriment leurs inquiétudes. Debout derrière son maître, prêt à exécuter ses ordres, Lavienne faisait sans doute la police et accueillait les nouveaux venus en les encourageant contre leur propre honte. Quand le médecin parut, il se fit un mouvement sur les bancs. Lavienne tourna la tête et fut étrangement surpris de voir Bianchon.
— Ah ! te voilà, mon garçon, dit Popinot en se détirant les bras. Qui t’amène à cette heure ?
— Je craignais que vous ne fissiez aujourd’hui, sans m’avoir vu, certaine visite judiciaire au sujet de laquelle je veux vous entretenir.
— Eh ! bien, reprit le juge en s’adressant à une grosse petite femme qui restait debout prés de lui, si vous ne me dites pas ce que vous avez, je ne le devinerai pas, ma fille.
— Dépêchez-vous, lui dit Lavienne, ne prenez pas le temps des autres.
— Monsieur, dit enfin la femme en rougissant et baissant la voix de manière à n’être entendu que de Popinot et de Lavienne, je suis marchande des quatre saisons, et j’ai mon petit dernier pour lequel je dois les mois de nourrice. Donc j’avais caché mon pauvre argent...
— Eh ! bien, votre homme l’a pris ? dit Popinot en devinant le dénoûment de la confession.
— Oui, monsieur.
— Comment vous nommez-vous ?
— La Pomponne.
— Votre mari ?
— Toupinet.
— Rue du Petit-Banquier ? reprit Popinot en feuilletant son registre. Il est en prison, dit-il en lisant une observation en marge de la case où ce ménage était inscrit.
— Pour dettes, mon cher monsieur.
Popinot hocha la tête.
— Mais, monsieur, je n’ai pas de quoi garnir ma brouette, le propriétaire est venu hier et m’a forcée de le payer, sans quoi j’étais à la porte.
Lavienne se pencha vers son maître et lui dit quelques mots à l’oreille.
— Eh ! bien, que vous faut-il pour acheter votre fruit à la Halle ?
— Mais, mon cher monsieur, j’aurais besoin, pour continuer mon commerce, de... Oui, j’aurais bien besoin de dix francs.
Le juge fit un signe à Lavienne, qui tira d’un grand sac dix francs et les donna à la femme pendant que le juge inscrivait le prêt sur son registre. A voir le mouvement de joie qui fit tressaillir la marchande, Bianchon devina les anxiétés par lesquelles cette femme avait été sans doute agitée en venant de sa maison chez le juge.
— A vous, dit Lavienne au vieillard à barbe blanche.
Bianchon tira le domestique à part, et s’enquit du temps que prendrait cette audience.
— Monsieur a eu deux cents personnes ce matin, en voici encore quatre-vingts à faire, dit Lavienne ; monsieur le docteur aurait le temps d’aller à ses premières visites.
— Mon garçon, dit le juge en se retournant et saisissant Horace par le bras, tiens, voici deux adresses ici près, l’une rue de Seine, et l’autre rue de l’Arbalète. Cours-y. Rue de Seine, une jeune fille vient de s’asphyxier, et tu trouveras rue de l’Arbalète un homme à faire entrer à ton hôpital. Je t’attendrai pour déjeuner.
Blanchon revint au bout d’une heure. La rue du Fouarre était déserte, le jour commençait à poindre, son oncle remontait chez lui, le dernier pauvre de qui le magistrat venait de panser l’âme s’en allait, le sac de Lavienne était vide.
— Eh ! bien, comment vont-ils ? dit le juge au docteur en montant l’escalier.
— L’homme est mort, répondit Bianchon, la jeune fille s’en tirera.
Depuis que l’œil et la main d’une femme y manquaient, l’appartement où demeurait Popinot avait pris une physionomie en harmonie avec celle du maître. L’incurie de l’homme emporté par une pensée dominante imprimait son cachet bizarre en toutes choses. Partout une poussière invétérée, partout dans les objets ces changements de destination dont l’industrie rappelait celle des ménages de garçon. C’était des papiers dans des vases de fleurs, des bouteilles d’encre vides sur les meubles, des assiettes oubliées, des briquets phosphoriques convertis en bougeoirs au moment où il fallait faire une recherche, des déménagements partiels commencés et oubliés, enfin tous les encombrements et les vides occasionnés par des pensées de rangement abandonnées. Mais le cabinet du magistrat, particulièrement remué par ce désordre incessant, accusait sa marche sans haltes, l’entraînement de l’homme accablé d’affaires, poursuivi par des nécessités qui se croisent.
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