La bibliothèque était comme au pillage, les livres traînaient, les uns empilés le dos dans les pages ouvertes, les autres tombés les feuillets contre terre ; les dossiers de procédure disposés en ligne, le long du corps de la bibliothèque, encombraient le parquet. Ce parquet n’avait pas été frotté depuis deux ans. Les tables et les meubles étaient chargés d’ex voto apportés par la misère reconnaissante. Sur les cornets en verre bleu qui ornaient la cheminée se trouvaient deux globes de verre, à l’intérieur desquels étaient répandues diverses couleurs mêlées, ce qui leur donnait l’apparence d’un curieux produit de la nature. Des bouquets en fleurs artificielles, des tableaux où le chiffre de Popinot était entouré de cœurs et d’immortelles décoraient les murs. Ici des boîtes en ébénisterie prétentieusement faites, et qui ne pouvaient servir à rien. Là, des serre-papiers travaillés dans le goût des ouvrages exécutés au bagne par les forçats. Ces chefs-d’œuvre de patience, ces rébus de gratitude, ces bouquets desséchés donnaient au cabinet et à la chambre du juge l’air d’une boutique de jouets d’enfant. Le bonhomme se faisait des memento de ces ouvrages, il les emplissait de notes, de plumes oubliées et de menus papiers. Ces sublimes témoignages d’une charité divine étaient pleins de poussière, sans fraîcheur. Quelques oiseaux parfaitement empaillés, mais rongés par les mites, se dressaient dans cette forêt de colifichets où dominait un angora, le chat favori de madame Popinot, à laquelle un naturaliste sans le sou l’avait restitué sans doute avec toutes les apparences de la vie, payant ainsi par un trésor éternel une légère aumône. Quelque artiste du quartier, de qui le cœur avait égaré les pinceaux, avait également fait les portraits de monsieur et de madame Popinot. Jusque dans l’alcôve de la chambre à coucher se voyaient des pelotes brodées, des paysages en point de marque, et des croix en papier plié dont les fioritures décelaient un travail insensé. Les rideaux de fenêtres étaient noircis par la fumée, et les draperies n’avaient plus aucune couleur. Entre la cheminée et la longue table carrée sur laquelle travaillait le magistrat, la cuisinière avait servi deux tasses de café au lait sur un guéridon. Deux fauteuils d’acajou garnis en étoffe de crin attendaient l’oncle et le neveu. Comme le jour intercepté par les croisées n’arrivait pas jusqu’à cette place, la cuisinière avait laissé deux chandelles dont la mèche démesurément longue formait champignon, et jetait cette lumière rougeâtre qui fait durer la chandelle par la lenteur de la combustion ; découverte due aux avares.

— Cher oncle, vous devriez vous vêtir plus chaudement quand vous descendez à ce parloir.

— Je me fais scrupule de les faire attendre, ces pauvres gens ! Eh ! bien, que me veux-tu, toi ?

— Mais, je viens vous inviter à dîner demain chez la marquise d’Espard.

— Une de nos parentes ? demanda le juge d’un air si naïvement préoccupé que Bianchon se mit à rire.

— Non, mon oncle, la marquise d’Espard est une haute et puissante dame, qui a présenté une requête au tribunal, à l’effet de faire interdire son mari, et vous avez été commis....

— Et tu veux que j’aille dîner chez elle ! Es-tu fou ? dit le juge en saisissant le code de procédure. Tiens, lis donc l’article qui défend au magistrat de boire et de manger chez l’une des parties qu’il doit juger. Qu’elle vienne me voir si elle a quelque chose à me dire, ta marquise. Je devais en effet aller demain interroger son mari, après avoir examiné l’affaire pendant la nuit prochaine. Il se leva, prit un dossier qui se trouvait sous un serre-papier à portée de sa vue, et dit après en avoir lu l’intitulé : Voici les pièces. Puisque cette haute et puissante dame t’intéresse, dit-il, voyons la requête !

Popinot croisa sa robe de chambre dont les pans retombaient toujours en laissant sa poitrine à nu ; il trempa ses mouillettes dans son café refroidi, et chercha la requête qu’il lut en se permettant quelques parenthèses et quelques discussions auxquelles son neveu prit part.

« A monsieur le Président du Tribunal civil de Première Instance du département de la Seine, séant au Palais de Justice.

» Madame Jeanne-Clémentine-Athénaïs de Blamont-Chauvry, épouse de monsieur Charles-Maurice-Marie Andoche, comte de Nègrepelisse, marquis d’Espard (Bonne noblesse), propriétaire ; ladite dame d’Espard demeurant rue du Faubourg-Saint-Honoré, nº 104, et ledit sieur d’Espard, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, nº 22 (Ah ! oui, monsieur le président m’a dit que c’était dans mon quartier !), ayant Me Desroches pour avoué, »

— Desroches ! un petit faiseur d’affaires, un homme mal vu du Tribunal et de ses confrères, qui nuit à ses clients !

— Pauvre garçon ! dit Bianchon, il est malheureusement sans fortune, et il se démène [demène] comme un diable dans un bénitier, voilà tout.

« A l’honneur de vous exposer, monsieur le président, que depuis une année les facultés morales et intellectuelles de monsieur d’Espard, son mari, ont subi une altération si profonde, qu’elles constituent aujourd’hui l’état de démence et d’imbécillité prévu par l’article 486 du Code civil, et appellent au secours de sa fortune, de sa personne, et dans l’intérêt de ses enfants qu’il garde près de lui, l’application des dispositions voulues par le même article ;

» Qu’en effet l’état moral de monsieur d’Espard, qui, depuis quelques années, offrait des craintes graves fondées sur le système adopté par lui pour le gouvernement de ses affaires, a parcouru, pendant cette dernière année surtout, une déplorable échelle de dépression ; que la volonté, la première, a ressenti les effets du mal, et que son anéantissement a laissé monsieur le marquis d’Espard livré à tous les dangers d’une incapacité constatée par les faits suivants :

» Depuis long-temps tous les revenus que procurent les biens du marquis d’Espard passent, sans causes plausibles et sans avantages, même temporaires, à une vieille femme de qui la laideur repoussante est généralement remarquée, et nommée madame Jeanrenaud, demeurant tantôt à Paris, rue de La Vrillière, numéro 8 ; tantôt à Villeparisis, près Claye, département de Seine-et-Marne, et au profit de son fils, âgé de trente-six ans, officier de l’ex-garde impériale, que, par son crédit, monsieur le marquis d’Espard a placé dans la garde royale en qualité de chef d’escadron au premier régiment de cuirassiers. Ces personnes, réduites en 1814 à la dernière misère, ont successivement acquis des immeubles d’un prix considérable, entre autres et dernièrement un hôtel Grande rue Verte, où le sieur Jeanrenaud fait actuellement des dépenses considérables afin de s’y établir avec la dame Jeanrenaud sa mère, en vue du mariage qu’il poursuit ; lesquelles dépenses s’élèvent déjà à plus de cent mille francs. Ce mariage est procuré par les démarches du marquis d’Espard auprès de son banquier, le sieur Mongenod, duquel il a demandé la nièce en mariage pour ledit sieur Jeanrenaud, en promettant son crédit pour lui obtenir la dignité de baron. Cette nomination a eu lieu effectivement par ordonnance de Sa Majesté en date du 29 décembre dernier, sur les sollicitations du marquis d’Espard, ainsi qu’il peut en être justifié par Sa Grandeur monseigneur le Garde des Sceaux, si le tribunal jugeait à propos de recourir à son témoignage ;

» Qu’aucune raison, même prise parmi celles que la morale et la loi réprouvent également, ne peut justifier l’empire que la dame veuve Jeanrenaud a pris sur le marquis d’Espard, qui, d’ailleurs, la voit très-rarement ; ni expliquer son étrange affection pour ledit sieur baron Jeanrenaud, avec qui ses communications sont peu fréquentes : cependant leur autorité se trouve être si grande, que chaque fois qu’ils ont besoin d’argent, fût-ce même pour satisfaire de simples fantaisies, cette dame ou son fils... »

— Hé ! hé ! raison que la morale et la loi réprouvent ! Que veut nous insinuer le clerc ou l’avoué ? dit Popinot.

Bianchon se mit à rire.

«... cette dame ou son fils obtiennent sans aucune discussion du marquis d’Espard ce qu’ils demandent, et, à défaut d’argent comptant, monsieur d’Espard signe des lettres de change négociées par le sieur Mongenod, lequel a fait offre à l’exposante d’en témoigner ;

» Que d’ailleurs, à l’appui de ces faits, il est arrivé récemment, lors du renouvellement des baux de la terre d’Espard, que les fermiers ayant donné une somme assez importante pour la continuation de leurs contrats, le sieur Jeanrenaud s’en est fait faire immédiatement la délivrance ;

» Que la volonté du marquis d’Espard a si peu de concours à l’abandon de ces sommes, que quand il lui en été parlé il n’a point paru s’en souvenir ; que, toutes les fois que des personnes graves l’ont questionné sur son dévouement à ces deux individus, ses réponses ont indiqué une si entière abnégation de ses idées, de ses intérêts, qu’il existe nécessairement en cette affaire une cause occulte sur laquelle l’exposante appelle l’œil de la justice, attendu qu’il est impossible que cette cause ne soit pas criminelle, abusive et tortionnaire, ou d’une nature appréciable par la médecine légale, si toutefois cette obsession n’est pas de celles qui rentrent dans l’abus des forces morales, et qu’on ne peut qualifier qu’en se servant du terme extraordinaire de possession... »

— Diable ! reprit Popinot, que dis-tu de cela, toi, docteur ? Ces faits-là sont bien étranges.

— Ils pourraient être, répondit Bianchon, un effet du pouvoir magnétique.

— Tu crois donc aux bêtises de Mesmer, à son baquet, à la vue au travers des murailles ?

— Oui, mon oncle, dit gravement le docteur. En vous entendant lire cette requête, j’y pensais. Je vous déclare que j’ai vérifié, dans une autre sphère d’action, plusieurs faits analogues, relativement à l’empire sans bornes qu’un homme peut acquérir sur un autre. Je suis, contrairement à l’opinion de mes confrères, entièrement convaincu de la puissance de la volonté, considérée comme une force motrice. J’ai vu, tout compérage et charlatanisme à part, les effets de cette possession.