La sixième édition de 1876 comporte 150 pages de plus que la première édition de 1859, et une phrase sur trois a été plus ou moins remaniée. Darwin y a ajouté un chapitre supplémentaire (le chapitre VII de la traduction Barbier et de la traduction Moulinié), consacré aux « objections diverses faites à la théorie de la sélection naturelle ». Autre exemple : le terme forgé par Spencer, « survival of the fittest » – « survivance du plus apte » ou « persistance du plus apte » suivant les traductions –, et si souvent attribué à Darwin, est absent de la première édition et n’apparaît – comme synonyme de sélection naturelle – qu’à partir de la cinquième édition.

À l’époque, bien évidemment, chaque nouvelle édition de L’Origine des espèces fut considérée comme un progrès dans l’élaboration de la théorie, une élucidation plus approfondie des problèmes et difficultés suscités par les thèses darwiniennes. Mais il en va de nos jours différemment. Les dernières éditions (surtout les cinquième et sixième) reflètent le climat de polémiques entre Darwin et ses partisans d’une part, ses détracteurs d’autre part. Au fil des éditions, L’Origine des espèces engagea un véritable dialogue avec ses contradicteurs, ce qui contribue à alourdir le texte de nombreuses digressions, et à mettre moins en relief les thèses originales de Darwin sur la sélection naturelle7.

Qui plus est, Darwin en vint, au fil des éditions, à modifier quelque peu sa théorie. Tenté de faire des concessions aux critiques qui lui furent faites sur la nature et la cause des variations, il diminua dans les dernières éditions le rôle attribué à la sélection naturelle, concédant à l’action directe du milieu une certaine importance (qu’il niait ou diminuait le plus possible dans la première édition), ajoutant à la sélection naturelle un ensemble de causes impliquant, plus ouvertement que dans la première édition, l’hérédité des caractères acquis. « J’admets maintenant que, dans les premières éditions de L’Origine des espèces, j’ai probablement attribué un rôle considérable à l’action de la sélection naturelle ou survivance du plus apte. J’ai donc modifié la cinquième édition de cet ouvrage de manière à limiter mes remarques aux adaptations de structure… la sélection naturelle a été l’agent modificateur principal, bien qu’elle ait été largement aidée par les effets héréditaires de l’habitude, et un peu par l’action directe des conditions de vie8 », affirme-t-il dans La Descendance de l’homme. Une autre différence concerne le rôle de l’isolement, qui joue un rôle certain dans la première édition, et qui lui paraît de moins en moins important au fil des éditions.

En Angleterre, les éditions Penguin ont choisi récemment de rééditer la première édition, qui exprime une vision plus claire et vigoureuse de la théorie darwinienne.

Ce choix présente certes quelques inconvénients, en particulier celui de réintroduire dans le texte de L’Origine des espèces quelques détails que Darwin considérait comme erronés et qu’il supprima par la suite (par exemple dans le chapitre IX, p. 350-351), mais ces inconvénients sont largement compensés par l’édition, inédite en français, d’une première version de la théorie darwinienne, plus concise et plus ferme, et débarrassée d’un grand nombre de réponses évasives – et parfois contradictoires – à ses critiques contemporains.

Un autre inconvénient concernait le texte français, étant donné qu’il n’a jamais existé de traduction de cette première édition. Nous avons choisi de travailler à partir de la traduction d’Edmond Barbier, en reconstituant le texte original par de nombreuses suppressions (dont celle d’un chapitre entier) et en ajoutant notre propre traduction des passages supprimés par Darwin dans les éditions suivantes (une vingtaine de pages environ). Il a paru nécessaire d’effectuer un minimum de corrections de vocabulaire, pour mieux faire ressortir l’importance et la fréquence de certains termes (sélection naturelle, variations, action directe des conditions de vie, structure, etc.).

Ces inconvénients nous semblent largement compensés par la présentation inédite de la première édition de L’Origine des espèces au public français.

 

Daniel BECQUEMONT

L’ORIGINE DES ESPÈCES

INTRODUCTION

Lors de mon voyage, à bord du navire le Beagle en qualité de naturaliste, j’ai été profondément frappé par certains faits relatifs à la distribution des êtres organisés qui peuplent l’Amérique méridionale et par les rapports géologiques qui existent entre les habitants actuels et les habitants éteints de ce continent. Ces faits semblent jeter quelque lumière sur l’origine des espèces – ce mystère des mystères – pour employer l’expression de l’un de nos plus grands philosophes. À mon retour en Angleterre, en 1837, je pensai qu’en accumulant patiemment tous les faits relatifs à ce sujet, qu’en les examinant sous toutes les faces, je pourrais peut-être arriver à élucider cette question. Après cinq années d’un travail opiniâtre, je rédigeai quelques notes ; puis, en 1844, je résumai ces notes sous forme d’un mémoire, où j’indiquais les résultats qui me semblaient offrir quelque degré de probabilité ; depuis cette époque, j’ai constamment poursuivi le même but. On m’excusera, je l’espère, d’entrer dans ces détails personnels ; si je le fais, c’est pour prouver que je n’ai pris aucune décision à la légère.

Mon œuvre est actuellement (1859) presque complète. Il me faudra, cependant, bien des années encore pour l’achever, et, comme ma santé est loin d’être bonne, mes amis m’ont conseillé de publier le résumé qui fait l’objet de ce volume. Une autre raison m’a complètement décidé : M. Wallace, qui étudie actuellement l’histoire naturelle dans l’archipel malais, en est arrivé à des conclusions presque identiques aux miennes sur l’origine des espèces. L’année dernière il m’envoya un mémoire à ce sujet, avec prière de le communiquer à sir Charles Lyell, qui le remit à la Société linnéenne ; l’excellent mémoire de M. Wallace a paru dans le troisième volume du journal de cette société. Sir Charles Lyell et le docteur Hooker, qui tous deux étaient au courant de mes travaux – le docteur Hooker avait lu l’extrait de mon manuscrit écrit en 1844 –, me conseillèrent de publier, en même temps que le mémoire de M. Wallace, quelques extraits de mes notes manuscrites.

Le mémoire qui fait l’objet du présent volume est nécessairement imparfait. Il me sera impossible de renvoyer à toutes les autorités auxquelles j’emprunte certains faits, mais j’espère que le lecteur voudra bien se fier à mon exactitude. Quelques erreurs ont pu, sans doute, se glisser dans mon travail, bien que j’aie toujours eu grand soin de m’appuyer seulement sur des travaux de premier ordre. En outre, je devrai me borner à indiquer les conclusions générales auxquelles j’en suis arrivé, tout en citant quelques exemples, qui, je pense, suffiront dans la plupart des cas. Personne plus que moi ne comprend la nécessité de publier plus tard, en détail, tous les faits sur lesquels reposent mes conclusions ; ce sera l’objet d’un autre ouvrage. Cela est d’autant plus nécessaire que, sur presque tous les points abordés dans ce volume, on peut invoquer des faits qui, au premier abord, semblent tendre à des conclusions absolument contraires à celles que j’indique. Or, on ne peut arriver à un résultat satisfaisant qu’en examinant les deux côtés de la question et en discutant les faits et les arguments ; c’est là chose impossible dans cet ouvrage.

Je regrette beaucoup que le défaut d’espace m’empêche de reconnaître l’assistance généreuse que m’ont prêtée beaucoup de naturalistes, dont quelques-uns me sont personnellement inconnus. Je ne puis, cependant, laisser passer cette occasion sans exprimer ma profonde gratitude à M. le docteur Hooker, qui, pendant ces quinze dernières années, a mis à mon entière disposition ses trésors de science et son excellent jugement.

On comprend facilement qu’un naturaliste qui aborde l’étude de l’origine des espèces et qui observe les affinités mutuelles des êtres organisés, leurs rapports embryologiques, leur distribution géographique, leur succession géologique et d’autres faits analogues, en arrive à la conclusion que les espèces n’ont pas été créées indépendamment les unes des autres, mais que, comme les variétés, elles descendent d’autres espèces. Toutefois, en admettant même que cette conclusion soit bien établie, elle serait peu satisfaisante jusqu’à ce qu’on ait pu prouver comment les innombrables espèces habitant la terre se sont modifiées de façon à acquérir cette perfection de forme et de coadaptation qui excite à si juste titre notre admiration. Les naturalistes assignent, comme seules causes possibles aux variations, les conditions extérieures, telles que le climat, l’alimentation, etc. Cela peut être vrai dans un sens très limité, comme nous le verrons plus tard ; mais il serait absurde d’attribuer aux seules conditions extérieures la conformation du pic, par exemple, dont les pattes, la queue, le bec et la langue sont si admirablement adaptés pour aller saisir les insectes sous l’écorce des arbres.