En réalité, comme le remarque Jean Gayon, cette « théorie d’une évolution non darwinienne n’est pas une théorie non darwinienne de l’évolution », elle s’applique au niveau des molécules et non à celui des organismes45. Si elle s’impose un jour au biologiste, la théorie neutraliste ne fera que marquer une limite en deçà de laquelle la sélection ne peut opérer.

Présentée et défendue par des paléontologistes, la théorie des équilibres intermittents, ou théorie des équilibres ponctués, de Niles Eldredge et Stephen Jay Gould, ne doit pas seulement sa notoriété aux talents de communication de ses promoteurs. Contrairement à la théorie neutraliste, la théorie des équilibres intermittents fait intervenir des caractères directement perceptibles sur les fossiles. Elle porte avant tout sur le rythme de l’évolution. Là où les néo-darwiniens voient une lente accumulation de changements graduels, les tenants de la théorie des équilibres intermittents proposent une succession d’explosions évolutives rapides – à l’échelle géologique – et de longues périodes stables. Comme l’écrit Eldredge :

En réalité les séries fossiles dans de nombreux cas ne montrent aucune tendance évolutive au sein des populations d’une espèce donnée (c’est le phénomène de la stase évolutive). Par contre, on observe fréquemment une tendance évolutive lorsqu’on passe d’une espèce à l’autre 46.

Ainsi les deux difficultés soulevées par Huxley reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène. Tandis que la biologie moléculaire repose en termes nouveaux la question de la variabilité, la paléontologie met à rude épreuve le principe selon lequel la nature ne fait pas de saut. La systématique elle-même, discipline apparemment tranquille, confortée plutôt qu’ébranlée par la réinterprétation généalogique de Darwin, est maintenant divisée en plusieurs écoles rivales. La plus connue d’entre elles, le cladisme, entend construire une classification phylogénétique, donc la plus proche possible d’une généalogie. Ses tenants tendent cependant à sortir du gradualisme néo-darwinien. Ils paraissent plus favorables à la théorie des équilibres ponctués, tout en soulignant qu’ils ne sont liés à aucune théorie particulière sur les mécanismes de l’évolution. Comme le dit par provocation l’un de ses défenseurs, « une bonne théorie de l’évolution naîtra d’une bonne systématique, et non l’inverse47 ».

Toutes ces controverses, loin de marquer une crise de l’évolution comme voudraient le croire certains, attestent la vitalité de ce champ de recherche. Elles invitent à lire ou à relire L’Origine des espèces, non pour y trouver de quoi trancher des débats que le temps seul pourra arbitrer, mais pour y retrouver dans sa fraîcheur première cette révolution que Freud comparait à celle de Galilée et à celle qu’il avait lui-même opérée. Aucun résumé ne peut dispenser de cette lecture. Comme le remarquent Léon Chertok et Isabelle Stengers à propos de la comparaison faite par Freud : contrairement à la révolution galiléenne, la révolution darwinienne « n’a pas eu pour récompense la découverte de lois générales, et la possibilité de juger les phénomènes au nom de ces lois » :

La théorie darwinienne progresse non pas en établissant des rapports généraux de causalité, mais en compliquant toujours plus les raisons de l’évolution. Elle impose au biologiste l’exploration d’un labyrinthe de causes et d’effets, elle se traduit par la nécessité d’une multitude de récits, reconstituant, de manière hypothétique, la manière dont un ensemble de causes se sont articulées pour produire un fragment d’évolution48.

Au-delà de son indéniable portée critique, la plus grande valeur de L’Origine des espèces est peut-être de nous rappeler que la science aussi est multiple.

 

Jean-Marc DROUIN.

NOTES SUR LES ÉDITIONS FRANÇAISES ET ANGLAISES DE L’ORIGINE DES ESPÈCES

La première édition de l’ouvrage de Charles Darwin intitulé On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life fut publiée à Londres le 24 novembre 1859, suivie d’une deuxième à peu près identique en janvier 1860. Il ne s’agissait, dans l’esprit de Darwin, que d’un résumé d’une œuvre plus complète qu’il avait commencée à rédiger en 1856, et qui ne vit jamais le jour1. Pressé par le temps et la crainte de se voir devancé par A.R. Wallace dans l’exposé de sa théorie2, Darwin rédigea L’Origine des espèces à la hâte, ce qui explique l’absence de notes, d’appareil critique et de référence précise aux auteurs cités. Une troisième édition anglaise parut en avril 1861, qui comportait déjà des modifications substantielles, en particulier un court chapitre introductif (la « Notice historique sur le progrès de l’opinion relative à l’origine des espèces avant la publication de la première édition du présent ouvrage »).

L’éditeur anglais, John Murray, envoya en septembre 1861 une copie de cette troisième édition à Clémence Royer, qui se chargea de la traduction en français. Le livre parut en 1862 chez Guillaumin, précédé d’une longue préface de Clémence Royer, pamphlet positiviste consacré au triomphe de la pensée du progrès sur l’obscurantisme religieux, et à l’évolution de l’humanité sous l’effet de la « concurrence vitale », où les thèses darwiniennes apparaissent souvent comme une simple illustration des théories de Clémence Royer. La traduction (intitulée De l’origine des espèces par sélection naturelle ou Des lois de transformation des êtres organisés), comprenait de nombreuses notes, certaines précieuses pour la traduction de termes techniques, d’autres consistant en commentaires, parfois critiques, sur l’œuvre de Darwin.

Le traducteur allemand, Bronn, ayant également introduit avec sa traduction (1860) un certain nombre de critiques, Darwin ne s’en offusqua tout d’abord pas outre mesure. « Mlle Royer affirme que la sélection naturelle et la lutte pour la vie expliqueront toute la moralité, la nature de l’homme, la politique, etc. ! ! », écrit-il dans sa correspondance3. Quelques années plus tard, son jugement était déjà nettement plus négatif : « L’introduction a été pour moi une surprise totale, et je suis certain qu’elle a nui à mon livre en France », écrivait-il en 18674.

Entre-temps parut en Angleterre une quatrième édition (1866), déjà plus volumineuse, et une deuxième édition française (toujours d’après la troisième édition anglaise, 1866). En janvier 1868, Darwin publia un nouvel ouvrage, traduit la même année en français par le naturaliste suisse J.-J. Moulinié, Variations des animaux et des plantes à l’état de domestication, publié chez Reinwald.

C’est alors qu’intervint la rupture entre Darwin et sa traductrice, qui se préparait à publier une troisième édition française de L’Origine avec quelques commentaires supplémentaires sur le nouvel ouvrage : « Outre son énorme préface à la première édition, elle a ajouté une seconde préface m’injuriant comme si j’étais un pickpocket… J’ai donc écrit à Paris, et Reinwald est d’accord pour sortir très vite une nouvelle traduction à partir de la cinquième édition, qui sera en concurrence avec sa [celle de Clémence Royer] troisième édition5. »

La cinquième édition anglaise parut en 1869, suivie d’une sixième en 1872 (remodelée en 1876). En France, la troisième édition française de la traduction Royer (toujours établie sur la troisième édition anglaise) parut en 1870 chez Guillaumin. En 1873, Reinwald publia la nouvelle traduction de J.-J. Moulinié (éditée par Edmond Barbier), établie sur la cinquième et la sixième édition. Enfin, en 1876, après la mort de Moulinié, parut chez Reinwald une troisième traduction, celle d’Edmond Barbier, établie sur la dernière édition anglaise faite du vivant de Charles Darwin, et considérée comme définitive.

Le fait qu’il existe actuellement en France trois traductions d’éditions anglaises différentes ne contribue pas à clarifier l’interprétation de la pensée de Darwin. Mais, au-delà des questions de traduction, il faut convenir que le problème principal réside dans les différences, dans le texte anglais lui-même, entre les diverses éditions, de 1859 à 1876. Pour l’ensemble des versions, il est nécessaire de se reporter à la gigantesque édition variorum, en anglais, de Morse Peckham6.