J’avais donc examiné les
oreilles dans la boîte avec les yeux d’un expert, et j’avais
soigneusement noté leurs particularités anatomiques. Imaginez
ma surprise quand, regardant Mlle Cushing, je m’aperçu que son
oreille correspondait exactement à l’oreille féminine que je venais
d’examiner. Il ne pouvait pas s’agir d’une simple coïncidence : la
même minceur de l’hélix, la même incurvation du lobe supérieur,
la même circonvolution du cartilage interne... Pour l’essentiel
c’était la même oreille.
« Bien entendu, je discernai immédiatement l’importance
énorme de cette observation. Il m’apparut évident que la victime
était une parente du même sang, et probablement une très proche
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parente. J’ai donc mis Mlle Cushing sur le chapitre de sa famille,
et vous vous rappelez tous les détails qu’elle nous a fournis.
« Tout d’abord sa sœur s’appelait Sarah et elles avaient vécu
ensemble jusqu’à ces tout derniers temps : c’était là l’explication
de la méprise, comme de l’adresse du paquet. Puis nous avons
appris l’existence de ce steward, marié à la troisième sœur, et
nous avons su qu’il avait été autrefois en si bons termes avec Mlle
Sarah, qu’elle avait quitté Liverpool pour vivre auprès des
Browner, mais qu’ensuite une dispute les avait séparés. Cette
dispute avait mis depuis quelques mois un terme à toutes les
relations, si bien que pour le cas où Browner aurait voulu
expédier un paquet à Mlle Sarah, il l’aurait envoyé à son ancienne
adresse.
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« L’affaire sortait donc merveilleusement des brumes. Nous
connaissions l’existence de ce steward, impulsif, à passions
violentes (n’avait-il pas renoncé à un emploi qui devait être plus
lucratif afin de se rapprocher de sa femme ?), sujet enfin à des
accès occasionnels d’ivrognerie. Nous avions toutes raisons de
croire que sa femme avait été assassinée, et qu’un homme
probablement un marin, avait été assassiné en même temps. La
jalousie paraissait être le mobile évident du crime. Et pourquoi
envoyer les preuves de son acte à Mlle Sarah Cushing ? Sans
doute parce que, durant son séjour à Liverpool, elle avait dû être
mêlée aux événements qui aboutirent au drame... Vous
remarquerez que cette ligne de navigation fait escale à Belfast,
Dublin et Waterford ; en supposant que Browner eût commis son
crime juste avant de s’embarquer sur son vapeur le May Day,
Belfast était le premier endroit d’où il pouvait expédier son
sinistre paquet.
« A cette étape une deuxième solution était évidemment
possible : bien que je l’eusse jugée improbable, encore me fallait-
il en avoir le cœur net avant d’aller plus loin. Un amoureux
éconduit aurait pu avoir tué M. et Mme Browner, et l’oreille
masculine aurait alors appartenu au mari. De sérieuses objections
s’élevaient contre cette hypothèse, mais elle était, après tout,
possible. J’ai donc envoyé une dépêche à mon ami Agar, de la
police de Liverpool, et lui ai demandé de me dire si Mme Browner
était chez elle, et si Browner avait embarqué sur le May Day. Puis
nous sommes allés à Wallington rendre visite à Mlle Sarah.
« J’étais surtout curieux de voir si cette oreille de famille était
aussi bien reproduite sur elle. D’autre part, elle pouvait nous
fournir d’importants renseignements, mais je n’y comptais guère.
Elle avait dû entendre parler de l’affaire dès la veille, puisque tout
Croydon la savait, et que seule elle était à même de comprendre la
signification du paquet. Si elle avait voulu aider la justice, elle se
serait déjà mise en communication avec la police. Néanmoins il
était de notre devoir d’aller la voir ; nous nous sommes rendus
chez elle. Nous avons appris que la nouvelle de l’arrivée du
paquet (car sa maladie date de ce moment-là) avait déclenché une
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fièvre cérébrale. Il était plus clair que jamais qu’elle en
comprenait toute la signification, mais qu’avant un certain laps
de temps elle ne nous serait d’aucun secours.
« Nous n’avions pas besoin, heureusement, de son
témoignage.
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