Oui, un imbécile ! Mais je n’ai rien dit à Mary, pour ne pas lui faire de la peine. Les choses ont continué comme par le passé, mais au bout d’un certain temps j’ai noté que Mary changeait. Toujours elle avait été confiante, naïve ; voilà qu’elle devenait bizarre, soupçonneuse : elle voulait savoir où j’avais été, ce que j’avais fait, qui m’écrivait, ce que j’avais dans mes poches, et mille autres bêtises. De jour en jour elle se faisait plus irritable, plus étrange ; nous nous disputions sans raison pour des riens. Je n’y comprenais goutte. Sarah m’évitait maintenant, mais elle et Mary étaient inséparables. Je me rends compte à présent qu’elle complotait contre moi et qu’elle envenimait le caractère de ma femme, mais j’étais tellement aveugle que je ne le supposais même pas. Puis, je me suis remis à boire : cela, je crois que je ne l’aurais pas fait si Mary était restée la même. Du coup elle trouva un motif de reproche, et entre nous le fossé se creusa de plus en plus. Survint alors cet Alec Fairbairn. Les choses se noircirent mille fois plus. « C’était pour voir Sarah qu’il commença à nous faire visite : mais il vint bientôt pour nous tous, car c’était un homme séduisant et il se faisait des amis partout où il allait : beau garçon, fanfaron, tiré à quatre épingles, frisé, il avait vu la moitié de monde et il savait parler de ce qu’il avait vu. Il était agréable, je ne le nie pas, et pour un marin il était extraordinairement poli, ce qui me donnait à penser qu’autrefois il avait dû se tenir sur la poupe et non sur la plage avant ; Pendant un bon mois il vint chez moi à sa fantaisie ; jamais je ne pensai qu’un mal quelconque pourrait naître de ses manières douces et insinuantes. Un jour tout de même un incident me le rendit suspect ; à partir de ce moment-là, je perdis mon repos pour toujours. « Un très petit incident. J’étais arrivé à l’improviste dans le salon et, quand j’ouvris la porte, j’aperçus sur le visage de ma femme un éclat de joie. Mais quand elle vit que c’était moi, cet éclat s’évanouit et elle se détourna toute déçue. C’en fut assez pour moi. Il n’y avait personne d’autre qu’Alec Fairbairn dont le - 30 -

pas pouvait être confondu avec le mien. Si je l’avais remarqué à cet instant-là, je l’aurais tué, car j’ai toujours agi comme un fou quand je me mettais en colère. Mary vit dans mon regard la lueur du diable et elle courut vers moi en posant sa main sur ma manche. “Non, Jim ! Non !” me dit-elle. “Où est Sarah ?” j’ai demandé. “Dans la cuisine. – Sarah ! j’ai dit quand je suis rentré dans la cuisine, ce Fairbairn ne remettre jamais les pieds chez moi !” Elle m’a regardé : “Et pourquoi ?” J’ai répondu : “Parce que c’est mon ordre. – Oh ! elle a dit, si mes amis ne sont pas dignes de cette maison, alors je ne suis pas digne d’elle non plus. – Vous ferez ce que vous voudrez, j’ai dit, mais si ce Fairbairn se montre encore une fois ici, je vous enverrai l’une de ses oreilles en guise de souvenir.” Elle a été épouvantée par l’expression de mon visage, je crois, car elle ne m’a rien répondu, et le soir même elle quittait ma maison. « Ma foi, je ne sais pas si c’était pure diablerie de la part de cette drôlesse, ou si elle croyait pouvoir me tourner contre ma femme en encourageant celle-ci à se mal conduire. Toujours est-il qu’elle alla s’établir à deux rues de chez moi pour louer des chambres à des marins. Fairbairn y descendait régulièrement, et Mary s’y rendait pour prendre le thé avec sa sœur et lui.