Oui, l’agnelle blanche, elle a dû être bien étonnée
quand elle a lu un arrêt de mort sur un visage qui ne l’avait
jusqu’ici jamais regardée qu’avec amour !
« Mais tout ça, c’est la faute de Sarah. Puisse la malédiction
d’un homme brisé lui faire pourrir le sang dans les veines ! Ce
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n’est pas que je veuille m’innocenter. Je sais que je m’étais remis
à boire, comme la bête sauvage que j’étais. Mais elle m’aurait
pardonné ; elle serait restée liée à moi comme une corde à une
poulie si cette femme n’avait pas forcé notre porte. Car Sarah
Cushing m’aimait (c’est là la racine de l’affaire). Elle m’aima
jusqu’à ce que tout son amour se transformât en haine quand elle
se rendit compte que je préférais la trace des pas de ma femme
dans la boue plutôt qu’elle avec tout son corps et toute son âme.
« Elles étaient trois sœurs. L’aînée était une brave femme, la
deuxième un démon, la troisième un ange. Sarah avait trente-
trois ans, et Mary vingt-neuf quand je me suis marié. Nous étions
parfaitement heureux quand nous vivions tous les deux, et dans
tout Liverpool il n’y avait pas de meilleure femme que ma Mary.
Et puis, nous avons invité Sarah à passer une semaine chez nous ;
la semaine est devenue un mois ; et finalement elle s’est installée.
« A cette époque je ne buvais que de l’eau ; nous mettions
régulièrement un peu d’argent de côté, et l’avenir était aussi clair
qu’un dollar neuf. Mon Dieu, qui aurait pensé que cela se
terminerait ainsi ! Qui l’aurait jamais imaginé ?
« Généralement je passais les week-ends à la maison ; parfois
si le bateau était retardé par un chargement, je restais toute une
semaine ; j’eus de cette façon l’occasion de voir de plus près ma
belle-sœur Sarah. C’était une belle femme, grande, brune, vive,
farouche, avec un fier port de tête et une lueur dans les yeux
comme l’étincelle d’un silex. Mais quand la petite Mary était là je
ne songeais guère à elle : je le jure avec autant de force que je
crois à la miséricorde de Dieu !
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« J’avais remarqué quelquefois qu’elle aimait être seule avec
moi, ou qu’elle me demandait de la sortir, mais je n’avais jamais
pensé à autre chose. Un soir mes yeux s’ouvrirent. J’étais rentré
du bateau et ma femme était sortie ; Sarah se trouvait seule à la
maison. “Où est Mary ?” j’ai demandé. “Oh ! elle est sortie pour
régler quelques achats.” J’étais impatient, et je ne pouvais pas
tenir en place. “Vous ne pouvez donc pas être heureux cinq
minutes sans Mary, Jim ? me dit-elle. Ce n’est pas très gentil pour
moi que vous ne vous contentiez pas de ma compagnie pour si
peu de temps. – Très bien, ma fille !” je lui dis en lui tendant
gentiment une main ; aussitôt elle s’empara de ma main et la prit
entre les siennes ; elles étaient brûlantes comme si elle avait de la
fièvre. Alors je la regardai et dans ses yeux je lus tout. Il n’y avait
pas besoin de parler, ni l’un ni l’autre. Je fronçai le sourcil et
dégageai ma main. Elle se tint debout à côté de moi, sans rien
dire, puis posa sa main sur mon épaule. “Du calme, vieux Jim !”
me dit-elle. Et sur un rire moqueur, elle quitta la pièce en
courant.
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« Eh bien, depuis ce jour, Sarah me voua une haine féroce. Et
je jure que c’est une femme qui peut haïr ! J’ai été stupide de
tolérer qu’elle continue à vivre avec nous.
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