J’ai alors observé que cette habitude m’était courante, et vous avez exprimé une certaine incrédulité. - 4 -

– Oh non ! – Peut-être pas avec votre langue, mon cher ami, mais à coup sûr avec vos sourcils. Aussi quand je vous ai vu jeter votre journal et mettre vos pensées en route, j’ai été très heureux de saisir l’occasion de lire à travers elles et, éventuellement, de les interrompre, ne fût-ce que pour vous prouver que je pouvais entrer en rapport avec elles. » Je ne me contentai pas de si peu. « Dans l’exemple que vous m’avez lu, lui répondis-je, le logicien tirait ses conclusions des gestes de l’homme qu’il observait. Si je me souviens bien, son sujet trébuchait sur un tas de pierres, levait le nez vers les toiles, etc. Mais moi je suis resté tranquillement assis sur ma chaise : quels indices aurais-je pu vous offrir ? – Vous êtes injuste envers vous-même. La physionomie a été donnée à l’homme pour lui permettre d’exprimer ses émotions ; la vôtre remplit fidèlement son office. – Voulez-vous me faire croire que vous avez lu dans mes pensées par le truchement de ma physionomie ? – De votre physionomie, oui. Et spécialement de vos yeux. Peut-être ne vous rappelez-vous pas comment a débuté votre rêverie ? – Ma foi non ! – Alors je vais vous le dire. Après avoir jeté votre journal, geste qui a attiré mon attention, vous êtes demeuré assis pendant une demi-minute avec une expression vide. Puis vos yeux se sont portés vers le portrait nouvellement encadré du général Gordon, - 5 -

et j’ai vu d’après l’altération de vos traits qu’un train de pensées avait démarré. Mais il n’est pas allé bien loin. Votre regard s’est dirigé presque aussitôt vers le portrait non encadré de Henry Ward Beecher qui est placé au-dessus de vos livres. Puis vous avez contemplé les murs. La signification de tout cela était évidente : vous étiez en train de penser que si le portrait était encadré il remplirait juste cet espace nu et ferait un heureux vis- à-vis au portrait de Gordon. – Vous m’avez admirablement suivi ! m’exclamai-je. – Jusque là je ne risquai guère de me tromper. Mais ensuite vos yeux se sont reportés sur Beecher, et vous l’avez regardé attentivement, comme si vous essayiez de lire son caractère d’après ce portrait. Puis vous avez cessé de froncer le sourcil, tout en continuant de regarder dans la même direction, et votre visage est devenu pensif. Vous évoquiez les épisodes de la carrière de Beecher. Je savais bien que vous ne le pourriez pas sans songer à la mission qu’il entreprit pour le compte des Nordistes au temps de la guerre civile, car je me rappelle vous avoir entendu clamer votre indignation contre l’accueil qui lui réservèrent les éléments les plus turbulents de notre population. Indignation si passionnée que j’étais sûr que vous n’auriez pas pensé à Beecher sans réfléchir à cet épisode. Quand, un moment plus tard, j’ai vu vos yeux s’éloigner du tableau, j’ai senti que votre esprit s’était plongé dans la guerre civile ; lorsque j’ai observé vos lèvres serrées, vos yeux étincelants, vos mains crispées, j’étais certain que vous pensiez au courage manifesté par les deux camps au cours de cette lutte désespérée. Et puis, à nouveau, votre physionomie s’est attristée ; vous avez hoché la tête. Vous méditiez alors sur les horreurs, les deuils, le gaspillage des vies humaines. Vous avez porté la main sur votre vieille blessure, et un sourire a flotté sur vos lèvres : j’en ai déduit que l’absurdité de l’application de cette méthode aux problèmes internationaux ne vous avait pas échappé. A ce moment j’ai déclaré partager votre opinion sur cette absurdité, et j’ai été ravi de constater l’exactitude de mes déductions. - 6 -

– Parfaite exactitude ! dis-je.