La douleur du cœur, cette grave maladie
morale, avait fait en lui d’énormes progrès. Perdre un bonheur
rêvé, renoncer à tout un avenir, est une souffrance plus aiguë que
celle causée par la ruine d’une félicité ressentie, quelque
complète qu’elle ait été : l’espérance n’est-elle pas
meilleure que le souvenir ? Les méditations dans lesquelles
tombe tout à coup notre âme sont alors comme une mer sans rivage au
sein de laquelle nous pouvons nager pendant un moment, mais où il
faut que notre amour se noie et périsse. Et c’est une affreuse
mort. Les sentiments ne sont-ils pas la partie la plus brillante de
notre vie ? De cette mort partielle viennent, chez certaines
organisations délicates ou fortes, les grands ravages produits par
les désenchantements, par les espérances et les passions trompées.
Il en fut ainsi du jeune peintre. Il sortit de grand matin, alla se
promener sous les frais ombrages des Tuileries, absorbé par ses
idées, oubliant tout dans le monde. Là, par un hasard qui n’avait
rien d’extraordinaire, il rencontra un de ses amis les plus
intimes, un camarade de collége et d’atelier, avec lequel il avait
vécu mieux qu’on ne vit avec un frère.
– Eh bien, Hippolyte, qu’as-tu donc ? lui dit François
Souchet jeune sculpteur qui venait de remporter le grand prix et
devait bientôt partir pour l’Italie.
– Je suis très-malheureux, répondit gravement
Hippolyte.
– Il n’y a qu’une affaire de cœur qui puisse te chagriner.
Argent, gloire, considération, rien ne te manque.
Insensiblement, les confidences commencèrent, et le peintre
avoua son amour. Au moment où il parla de la rue de Suresne et
d’une jeune personne logée à un quatrième étage : – Halte
là ! s’écria gaiement Souchet. C’est une petite fille que je
viens voir tous les matins à l’Assomption, et à laquelle je fais la
cour. Mais, mon cher, nous la connaissons tous. Sa mère est une
baronne ! Est-ce que tu crois aux baronnes logées au
quatrième ? Brrr. Ah ! bien, tu es un homme de l’âge
d’or. Nous voyons ici, dans cette allée, la vieille mère tous les
jours ; mais elle a une figure, une tournure qui disent tout.
Comment ! tu n’as pas deviné ce qu’elle est à la manière dont
elle tient son sac ?
Les deux amis se promenèrent long-temps, et plusieurs jeunes
gens qui connaissaient Souchet ou Schinner se joignirent à eux.
L’aventure du peintre, jugée comme de peu d’importance, leur fut
racontée par le sculpteur.
– Et lui aussi, disait-il, a vu cette petite !
Ce fut des observations, des rires, des moqueries, faites
innocemment et avec toute la gaieté des artistes ; mais
desquelles Hippolyte souffrit horriblement. Une certaine pudeur
d’âme le mettait mal à l’aise en voyant le secret de son cœur
traité si légèrement, sa passion déchirée, mise en lambeaux, une
jeune fille inconnue et dont la vie paraissait si modeste, sujette
à des jugements vrais ou faux, portés avec tant d’insouciance. Il
affecta d’être mu par un esprit de contradiction, il demanda
sérieusement à chacun les preuves de ses assertions, et les
plaisanteries recommencèrent.
– Mais, mon cher ami, as-tu vu le châle de la
baronne ? disait Souchet.
– As-tu suivi la petite quand elle trotte le matin à
l’Assomption ? disait Joseph Bridau, jeune rapin de l’atelier
de Gros.
– Ah ! la mère a, entre autres vertus, une certaine
robe grise que je regarde comme un type, dit Bixiou, le faiseur de
caricatures.
– Écoute, Hippolyte, reprit le sculpteur, viens ici vers
quatre heures, et analyse un peu la marche de la mère et de la
fille. Si, après, tu as des doutes ! hé bien, l’on ne fera
jamais rien de toi : tu seras capable d’épouser la fille de ta
portière.
En proie aux sentiments les plus contraires, le peintre quitta
ses amis. Adélaïde et sa mère lui semblaient devoir être au-dessus
de ces accusations, et il éprouvait, au fond de son cœur, le
remords d’avoir soupçonné la pureté de cette jeune fille, si belle
et si simple. Il vint à son atelier, passa devant la porte de
l’appartement où était Adélaïde, et sentit en lui-même une douleur
de cœur à laquelle nul homme ne se trompe. Il aimait mademoiselle
de Rouville si passionnément que, malgré le vol de la bourse, il
l’adorait encore. Son amour était celui du chevalier des Grieux
admirant et purifiant sa maîtresse jusque sur la charrette qui mène
en prison les femmes perdues. – Pourquoi mon amour ne la
rendrait-il pas la plus pure de toutes les femmes ? Pourquoi
l’abandonner au mal et au vice, sans lui tendre une main
amie ? Cette mission lui plut. L’amour fait son profit de
tout. Rien ne séduit plus un jeune homme que de jouer le rôle d’un
bon génie auprès d’une femme. Il y a je ne sais quoi de romanesque
dans cette entreprise, qui sied aux âmes exaltées. N’est-ce pas le
dévouement le plus étendu sous la forme la plus élevée, la plus
gracieuse ? N’y a-t-il pas quelque grandeur à savoir que l’on
aime assez pour aimer encore là où l’amour des autres s’éteint et
meurt ? Hippolyte s’assit dans son atelier, contempla son
tableau sans y rien faire, n’en voyant les figures qu’à travers
quelques larmes qui lui roulaient dans les yeux, tenant toujours sa
brosse à la main, s’avançant vers la toile comme pour adoucir une
teinte, et n’y touchant pas. La nuit le surprit dans cette
attitude. Réveillé de sa rêverie par l’obscurité, il descendit,
rencontra le vieil amiral dans l’escalier, lui jeta un regard
sombre en le saluant, et s’enfuit. Il avait eu l’intention d’entrer
chez ses voisines, mais l’aspect du protecteur d’Adélaïde lui glaça
le cœur et fit évanouir sa résolution. Il se demanda pour la
centième fois quel intérêt pouvait amener ce vieil homme à bonnes
fortunes, riche de quatre-vingt mille livres de rentes, dans ce
quatrième étage où il perdait environ quarante francs tous les
soirs ; et cet intérêt, il crut le deviner. Le lendemain et
les jours suivants, Hippolyte se jeta dans le travail pour tâcher
de combattre sa passion par l’entraînement des idées et par la
fougue de la conception. Il réussit à demi.
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