Sa fierté
d’artiste, tout autant que sa jalousie peut-être, s’offensa de
cette pensée, et il répondit : – Monsieur, si je peignais le
portrait, je n’aurais pas fait celui-ci.
L’amiral se mordit les lèvres et se mit à jouer. Le peintre
resta près d’Adélaïde qui lui proposa de faire une partie, il
accepta. Tout en jouant, il observa chez madame de Rouville une
ardeur pour le jeu qui le surprit. Jamais cette vieille baronne
n’avait encore manifesté un désir si ardent pour le gain, ni un
plaisir si vif en palpant les pièces d’or du gentilhomme. Pendant
la soirée, de mauvais soupçons vinrent troubler le bonheur
d’Hippolyte, et lui donnèrent de la défiance. Madame de Rouville
vivrait-elle donc du jeu ? Ne jouait-elle pas en ce moment
pour acquitter quelque dette, ou poussée par quelque
nécessité ? Peut-être n’avait-elle pas payé son loyer. Ce
vieillard paraissait être assez fin pour ne pas se laisser
impunément prendre son argent. Quel pouvait donc être l’intérêt qui
l’attirait dans cette maison pauvre, lui riche ? Pourquoi
jadis était-il si familier près d’Adélaïde, et pourquoi soudain
avait-il renoncé à des privautés acquises et dues peut-être ?
Ces réflexions lui vinrent involontairement, et l’excitèrent à
examiner avec une nouvelle attention le vieillard et la baronne. Il
fut mécontent de leurs airs d’intelligence et des regards obliques
qu’ils jetaient sur Adélaïde et sur lui. « Me
tromperait-on ? » fut pour Hippolyte une dernière idée,
horrible, flétrissante, et à laquelle il crut précisément assez
pour en être torturé. Il voulut rester après le départ des deux
vieillards pour confirmer ses soupçons ou pour les dissiper. Il
avait tiré sa bourse afin de payer Adélaïde ; mais, emporté
par ses pensées poignantes, il mit sa bourse sur la table, tomba
dans une rêverie qui dura peu ; puis, honteux de son silence,
il se leva, répondit à une interrogation banale que lui faisait
madame de Rouville, et vint près d’elle pour, tout en causant,
mieux scruter ce vieux visage. Il sortit en proie à mille
incertitudes. À peine avait-il descendu quelques marches, il se
souvint d’avoir oublié son argent sur la table, et rentra.
– Je vous ai laissé ma bourse, dit-il à la jeune fille.
– Non, répondit-elle en rougissant.
– Je la croyais là, reprit-il en montrant la table de
jeu ; mais, tout honteux pour Adélaïde et pour la baronne de
ne pas l’y voir, il les regarda d’un air hébété qui les fit rire,
pâlit et reprit en tâtant son gilet : « Je me suis
trompé, je l’ai sans doute. » Il salua, et sortit. Dans l’un
des côtés de cette bourse, il y avait quinze louis, et, de l’autre,
quelque menue monnaie. Le vol était si flagrant, si effrontément
nié, qu’Hippolyte ne pouvait plus conserver de doute sur la
moralité de ses voisines. Il s’arrêta dans l’escalier, le descendit
avec peine : ses jambes tremblaient, il avait des vertiges, il
suait, il grelottait, et se trouvait hors d’état de marcher aux
prises avec l’atroce commotion causée par le renversement de toutes
ses espérances. Dès ce moment, il retrouva dans sa mémoire une
foule d’observations, légères en apparence, mais qui corroboraient
les affreux soupçons auxquels il avait été en proie, et qui, en lui
prouvant la réalité du dernier fait, lui ouvraient les yeux sur le
caractère et la vie de ces deux femmes. Avaient-elles donc attendu
que le portrait fût donné, pour voler cette bourse ? Combiné,
le vol était encore plus odieux. Le peintre se souvint, pour son
malheur, que, depuis deux ou trois soirées, Adélaïde, en paraissant
examiner avec une curiosité de jeune fille le travail particulier
du réseau de soie usé, vérifiait probablement l’argent contenu dans
la bourse en faisant des plaisanteries innocentes en apparence,
mais qui sans doute avaient pour but d’épier le moment où la somme
serait assez forte pour être dérobée. – Le vieil amiral a peut-être
d’excellentes raisons pour ne pas épouser Adélaïde, et alors la
baronne aura tâché de me… À cette supposition, il s’arrêta,
n’achevant pas même sa pensée qui fut détruite par une réflexion
bien juste : – Si la baronne, pensa-t-il, espère me marier
avec sa fille, elles ne m’auraient pas volé. Puis il essaya, pour
ne point renoncer à ses illusions, à son amour déjà si fortement
enraciné, de chercher quelque justification dans le hasard. – Ma
bourse sera tombée à terre, se dit-il, elle sera restée sur mon
fauteuil. Je l’ai peut-être, je suis si distrait ! Il se
fouilla par des mouvements rapides et ne retrouva pas la maudite
bourse. Sa mémoire cruelle lui retraçait par instants la fatale
vérité. Il voyait distinctement sa bourse étalée sur le
tapis ; mais ne doutant plus du vol, il excusait alors
Adélaïde en se disant que l’on ne devait pas juger si promptement
les malheureux. Il y avait sans doute un secret dans cette action
en apparence si dégradante. Il ne voulait pas que cette fière et
noble figure fût un mensonge. Cependant cet appartement si
misérable lui apparut dénué des poésies de l’amour qui embellit
tout : il le vit sale et flétri, le considéra comme la
représentation d’une vie intérieure sans noblesse, inoccupée,
vicieuse. Nos sentiments ne sont-ils pas, pour ainsi dire, écrits
sur les choses qui nous entourent ? Le lendemain matin, il se
leva sans avoir dormi.
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