Si, après, tu as des doutes ! hé bien, l’on ne fera
jamais rien de toi : tu seras capable d’épouser la fille de ta
portière.
En proie aux sentiments les plus contraires, le peintre quitta
ses amis. Adélaïde et sa mère lui semblaient devoir être au-dessus
de ces accusations, et il éprouvait, au fond de son cœur, le
remords d’avoir soupçonné la pureté de cette jeune fille, si belle
et si simple. Il vint à son atelier, passa devant la porte de
l’appartement où était Adélaïde, et sentit en lui-même une douleur
de cœur à laquelle nul homme ne se trompe. Il aimait mademoiselle
de Rouville si passionnément que, malgré le vol de la bourse, il
l’adorait encore. Son amour était celui du chevalier des Grieux
admirant et purifiant sa maîtresse jusque sur la charrette qui mène
en prison les femmes perdues. – Pourquoi mon amour ne la
rendrait-il pas la plus pure de toutes les femmes ? Pourquoi
l’abandonner au mal et au vice, sans lui tendre une main
amie ? Cette mission lui plut. L’amour fait son profit de
tout. Rien ne séduit plus un jeune homme que de jouer le rôle d’un
bon génie auprès d’une femme. Il y a je ne sais quoi de romanesque
dans cette entreprise, qui sied aux âmes exaltées. N’est-ce pas le
dévouement le plus étendu sous la forme la plus élevée, la plus
gracieuse ? N’y a-t-il pas quelque grandeur à savoir que l’on
aime assez pour aimer encore là où l’amour des autres s’éteint et
meurt ? Hippolyte s’assit dans son atelier, contempla son
tableau sans y rien faire, n’en voyant les figures qu’à travers
quelques larmes qui lui roulaient dans les yeux, tenant toujours sa
brosse à la main, s’avançant vers la toile comme pour adoucir une
teinte, et n’y touchant pas. La nuit le surprit dans cette
attitude. Réveillé de sa rêverie par l’obscurité, il descendit,
rencontra le vieil amiral dans l’escalier, lui jeta un regard
sombre en le saluant, et s’enfuit. Il avait eu l’intention d’entrer
chez ses voisines, mais l’aspect du protecteur d’Adélaïde lui glaça
le cœur et fit évanouir sa résolution. Il se demanda pour la
centième fois quel intérêt pouvait amener ce vieil homme à bonnes
fortunes, riche de quatre-vingt mille livres de rentes, dans ce
quatrième étage où il perdait environ quarante francs tous les
soirs ; et cet intérêt, il crut le deviner. Le lendemain et
les jours suivants, Hippolyte se jeta dans le travail pour tâcher
de combattre sa passion par l’entraînement des idées et par la
fougue de la conception. Il réussit à demi. L’étude le consola sans
parvenir cependant à étouffer les souvenirs de tant d’heures
caressantes passées auprès d’Adélaïde. Un soir, en quittant son
atelier, il trouva la porte de l’appartement des deux dames
entr’ouverte. Une personne y était debout, dans l’embrasure de la
fenêtre. La disposition de la porte et de l’escalier ne permettait
pas au peintre de passer sans voir Adélaïde, il la salua froidement
en lui lançant un regard plein d’indifférence, mais, jugeant des
souffrances de cette jeune fille par les siennes, il eut un
tressaillement intérieur en songeant à l’amertume que ce regard et
cette froideur devaient jeter dans un cœur aimant. Couronner les
plus douces fêtes qui aient jamais réjoui deux âmes pures par un
dédain de huit jours, et par le mépris le plus profond, le plus
entier ?… affreux dénouement ! Peut-être la bourse
était-elle retrouvée, et peut-être chaque soir Adélaïde avait-elle
attendu son ami ? Cette pensée si simple, si naturelle fit
éprouver de nouveaux remords à l’amant, il se demanda si les
preuves d’attachement que la jeune fille lui avait données, si les
ravissantes causeries empreintes d’un amour qui l’avait charmé, ne
méritaient pas au moins une enquête, ne valaient pas une
justification. Honteux d’avoir résisté pendant une semaine aux vœux
de son cœur, et se trouvant presque criminel de ce combat, il vint
le soir même chez madame de Rouville. Tous ses soupçons, toutes ses
pensées mauvaises s’évanouirent à l’aspect de la jeune fille pâle
et maigrie.
– Eh, bon Dieu ! qu’avez-vous donc ? lui dit-il
après avoir salué la baronne.
Adélaïde ne lui répondit rien, mais elle lui jeta un regard
plein de mélancolie, un regard triste, découragé qui lui fit
mal.
– Vous avez sans doute beaucoup travaillé, dit la vieille
dame, vous êtes changé. Nous sommes la cause de votre réclusion. Ce
portrait aura retardé quelques tableaux importants pour votre
réputation.
Hippolyte fut heureux de trouver une si bonne excuse à son
impolitesse.
– Oui, dit-il, j’ai été fort occupé, mais j’ai
souffert…
À ces mots, Adélaïde leva la tête, regarda son amant, et ses
yeux inquiets ne lui reprochèrent plus rien.
– Vous nous avez donc supposées bien indifférentes à ce qui
peut vous arriver d’heureux ou de malheureux ? dit la vieille
dame.
– J’ai eu tort, reprit-il. Cependant il est de ces peines
que l’on ne saurait confier à qui que ce soit, même à un sentiment
moins jeune que ne l’est celui dont vous m’honorez…
– La sincérité, la force de l’amitié ne doivent pas se
mesurer d’après le temps. J’ai vu de vieux amis ne pas se donner
une larme dans le malheur, dit la baronne en hochant la tête.
– Mais qu’avez-vous donc, demanda le jeune homme à
Adélaïde.
– Oh ! rien, répondit la baronne. Adélaïde a passé
quelques nuits pour achever un ouvrage de femme, et n’a pas voulu
m’écouter lorsque je lui disais qu’un jour de plus ou de moins
importait peu…
Hippolyte n’écoutait pas. En voyant ces deux figures si nobles,
si calmes, il rougissait de ses soupçons, et attribuait la perte de
sa bourse à quelque hasard inconnu. Cette soirée fut délicieuse
pour lui, et peut-être aussi pour elle.
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