Dans l’un des côtés de cette bourse, il y avait quinze louis, et, de l’autre, quelque menue monnaie. Le vol était si flagrant, si effrontément nié, qu’Hippolyte ne pouvait plus conserver de doute sur la moralité de ses voisines. Il s’arrêta dans l’escalier, le descendit avec peine : ses jambes tremblaient, il avait des vertiges, il suait, il grelottait, et se trouvait hors d’état de marcher aux prises avec l’atroce commotion causée par le renversement de toutes ses espérances. Dès ce moment, il retrouva dans sa mémoire une foule d’observations, légères en apparence, mais qui corroboraient les affreux soupçons auxquels il avait été en proie, et qui, en lui prouvant la réalité du dernier fait, lui ouvraient les yeux sur le caractère et la vie de ces deux femmes. Avaient-elles donc attendu que le portrait fût donné, pour voler cette bourse ? Combiné, le vol était encore plus odieux. Le peintre se souvint, pour son malheur, que, depuis deux ou trois soirées, Adélaïde, en paraissant examiner avec une curiosité de jeune fille le travail particulier du réseau de soie usé, vérifiait probablement l’argent contenu dans la bourse en faisant des plaisanteries innocentes en apparence, mais qui sans doute avaient pour but d’épier le moment où la somme serait assez forte pour être dérobée. – Le vieil amiral a peut-être d’excellentes raisons pour ne pas épouser Adélaïde, et alors la baronne aura tâché de me… À cette supposition, il s’arrêta, n’achevant pas même sa pensée qui fut détruite par une réflexion bien juste : – Si la baronne, pensa-t-il, espère me marier avec sa fille, elles ne m’auraient pas volé. Puis il essaya, pour ne point renoncer à ses illusions, à son amour déjà si fortement enraciné, de chercher quelque justification dans le hasard. – Ma bourse sera tombée à terre, se dit-il, elle sera restée sur mon fauteuil. Je l’ai peut-être, je suis si distrait ! Il se fouilla par des mouvements rapides et ne retrouva pas la maudite bourse. Sa mémoire cruelle lui retraçait par instants la fatale vérité. Il voyait distinctement sa bourse étalée sur le tapis ; mais ne doutant plus du vol, il excusait alors Adélaïde en se disant que l’on ne devait pas juger si promptement les malheureux. Il y avait sans doute un secret dans cette action en apparence si dégradante. Il ne voulait pas que cette fière et noble figure fût un mensonge. Cependant cet appartement si misérable lui apparut dénué des poésies de l’amour qui embellit tout : il le vit sale et flétri, le considéra comme la représentation d’une vie intérieure sans noblesse, inoccupée, vicieuse. Nos sentiments ne sont-ils pas, pour ainsi dire, écrits sur les choses qui nous entourent ? Le lendemain matin, il se leva sans avoir dormi. La douleur du cœur, cette grave maladie morale, avait fait en lui d’énormes progrès. Perdre un bonheur rêvé, renoncer à tout un avenir, est une souffrance plus aiguë que celle causée par la ruine d’une félicité ressentie, quelque complète qu’elle ait été : l’espérance n’est-elle pas meilleure que le souvenir ? Les méditations dans lesquelles tombe tout à coup notre âme sont alors comme une mer sans rivage au sein de laquelle nous pouvons nager pendant un moment, mais où il faut que notre amour se noie et périsse. Et c’est une affreuse mort. Les sentiments ne sont-ils pas la partie la plus brillante de notre vie ? De cette mort partielle viennent, chez certaines organisations délicates ou fortes, les grands ravages produits par les désenchantements, par les espérances et les passions trompées. Il en fut ainsi du jeune peintre. Il sortit de grand matin, alla se promener sous les frais ombrages des Tuileries, absorbé par ses idées, oubliant tout dans le monde. Là, par un hasard qui n’avait rien d’extraordinaire, il rencontra un de ses amis les plus intimes, un camarade de collége et d’atelier, avec lequel il avait vécu mieux qu’on ne vit avec un frère.

– Eh bien, Hippolyte, qu’as-tu donc ? lui dit François Souchet jeune sculpteur qui venait de remporter le grand prix et devait bientôt partir pour l’Italie.

– Je suis très-malheureux, répondit gravement Hippolyte.

– Il n’y a qu’une affaire de cœur qui puisse te chagriner. Argent, gloire, considération, rien ne te manque.

Insensiblement, les confidences commencèrent, et le peintre avoua son amour. Au moment où il parla de la rue de Suresne et d’une jeune personne logée à un quatrième étage : – Halte là ! s’écria gaiement Souchet. C’est une petite fille que je viens voir tous les matins à l’Assomption, et à laquelle je fais la cour. Mais, mon cher, nous la connaissons tous. Sa mère est une baronne ! Est-ce que tu crois aux baronnes logées au quatrième ? Brrr. Ah ! bien, tu es un homme de l’âge d’or. Nous voyons ici, dans cette allée, la vieille mère tous les jours ; mais elle a une figure, une tournure qui disent tout. Comment ! tu n’as pas deviné ce qu’elle est à la manière dont elle tient son sac ?

Les deux amis se promenèrent long-temps, et plusieurs jeunes gens qui connaissaient Souchet ou Schinner se joignirent à eux. L’aventure du peintre, jugée comme de peu d’importance, leur fut racontée par le sculpteur.

– Et lui aussi, disait-il, a vu cette petite !

Ce fut des observations, des rires, des moqueries, faites innocemment et avec toute la gaieté des artistes ; mais desquelles Hippolyte souffrit horriblement. Une certaine pudeur d’âme le mettait mal à l’aise en voyant le secret de son cœur traité si légèrement, sa passion déchirée, mise en lambeaux, une jeune fille inconnue et dont la vie paraissait si modeste, sujette à des jugements vrais ou faux, portés avec tant d’insouciance. Il affecta d’être mu par un esprit de contradiction, il demanda sérieusement à chacun les preuves de ses assertions, et les plaisanteries recommencèrent.

– Mais, mon cher ami, as-tu vu le châle de la baronne ? disait Souchet.

– As-tu suivi la petite quand elle trotte le matin à l’Assomption ? disait Joseph Bridau, jeune rapin de l’atelier de Gros.

– Ah ! la mère a, entre autres vertus, une certaine robe grise que je regarde comme un type, dit Bixiou, le faiseur de caricatures.

– Écoute, Hippolyte, reprit le sculpteur, viens ici vers quatre heures, et analyse un peu la marche de la mère et de la fille.