Le matin, jusqu’à
midi seulement, une vieille femme de ménage à moitié sourde, et qui
ne parle pas plus qu’un mur, vient les servir. Le soir, deux ou
trois vieux messieurs, décorés comme vous, monsieur, dont l’un a
équipage, des domestiques, et auquel on donne aux environs de
cinquante mille livres de rente, arrivent chez elles, et restent
souvent très tard. C’est d’ailleurs des locataires bien
tranquilles, comme vous, monsieur. Et puis, c’est économe, ça vit
de rien. Aussitôt qu’il arrive une lettre, elles la paient. C’est
drôle, monsieur, la mère se nomme autrement que sa fille. Ah !
quand elles vont aux Tuileries, mademoiselle est bien flambante, et
ne sort pas de fois qu’elle ne soit suivie de jeunes gens auxquels
elle ferme la porte au nez, et elle fait bien. Le propriétaire ne
souffrirait pas…
La voiture était arrivée, Hippolyte n’en entendit pas davantage
et revint chez lui. Sa mère, à laquelle il raconta son aventure,
pansa de nouveau sa blessure, et ne lui permit pas de retourner le
lendemain à son atelier. Consultation faite, diverses prescriptions
furent ordonnées, et Hippolyte resta trois jours au logis. Pendant
cette réclusion, son imagination inoccupée lui rappela vivement, et
comme par fragments, les détails de la scène qu’il avait sous les
yeux après son évanouissement. Le profil de la jeune fille
tranchait fortement sur les ténèbres de sa vision intérieure :
il revoyait le visage flétri de la mère ou sentait encore les mains
d’Adélaïde, il retrouvait un geste qui l’avait peu frappé d’abord
mais dont les grâces exquises étaient mises en relief par le
souvenir ; puis une attitude ou les sons d’une voix mélodieuse
embellis par le lointain de la mémoire reparaissaient tout à coup,
comme ces objets qui plongés au fond des eaux reviennent à la
surface. Aussi, le jour où il lui fut permis de reprendre ses
travaux, retourna-t-il de bonne heure à son atelier ; mais la
visite qu’il avait incontestablement le droit de faire à ses
voisines était la véritable cause de son empressement, il oubliait
déjà ses tableaux commencés. Au moment où une passion brise ses
langes, il se rencontre des plaisirs inexplicables que comprennent
ceux qui ont aimé. Ainsi quelques personnes sauront pourquoi le
peintre monta lentement les marches du quatrième étage, et seront
dans le secret des pulsations qui se succédèrent rapidement dans
son cœur au moment où il vit la porte brune du modeste appartement
qu’habitait mademoiselle Leseigneur. Cette fille, qui ne portait
pas le nom de sa mère, avait éveillé mille sympathies chez le jeune
peintre, il voulait voir entre eux quelques similitudes de
position, et la dotait des malheurs de sa propre origine. Tout en
travaillant, Hippolyte se livra fort complaisamment à des pensées
d’amour, et, dans un but qu’il ne s’expliquait pas trop, il fit
beaucoup de bruit pour obliger les deux dames à s’occuper de lui
comme il s’occupait d’elles. Il resta très-tard à son atelier, il y
dîna ; puis, vers sept heures, descendit chez ses
voisines.
Aucun peintre de mœurs n’a osé nous initier, par pudeur
peut-être, aux intérieurs vraiment curieux de certaines existences
parisiennes, au secret de ces habitations d’où sortent de si
fraîches, de si élégantes toilettes, des femmes si brillantes qui,
riches au dehors, laissent voir partout chez elles les signes d’une
fortune équivoque. Si la peinture est ici trop franchement
dessinée, si vous y trouvez des longueurs, n’en accusez pas la
description qui fait, pour ainsi dire, corps avec l’histoire ;
car l’aspect de l’appartement habité par ses deux voisines influa
beaucoup sur les sentiments et sur les espérances d’Hippolyte
Schinner.
La maison appartenait à l’un de ces propriétaires chez lesquels
préexiste une horreur profonde pour les réparations et pour les
embellissements, un de ces hommes qui considèrent leur position de
propriétaire parisien comme un état. Dans la grande chaîne des
espèces morales, ces gens tiennent le milieu entre l’avare et
l’usurier. Optimistes par calcul, ils sont tous fidèles
au statu quo de l’Autriche. Si vous parlez de
déranger un placard ou une porte, de pratiquer la plus nécessaire
des ventouses, leurs yeux brillent, leur bile s’émeut, ils se
cabrent comme des chevaux effrayés. Quand le vent a renversé
quelques faîteaux de leurs cheminées, ils sont malades et se
privent d’aller au Gymnase ou à la Porte-Saint-Martin pour cause de
réparations. Hippolyte, qui, à propos de certains embellissements à
faire dans son atelier, avait eu gratis la
représentation d’une scène comique avec le sieur Molineux, ne
s’étonna pas des tons noirs et gras, des teintes huileuses, des
taches et autres accessoires assez désagréables qui décoraient les
boiseries. Ces stigmates de misère ne sont point d’ailleurs sans
poésie aux yeux d’un artiste.
Mademoiselle Leseigneur vint elle-même ouvrir la porte. En
voyant le jeune peintre, elle le salua ; puis, en même temps,
avec cette dextérité parisienne et cette présence d’esprit que la
fierté donne, elle se retourna pour fermer la porte d’une cloison
vitrée à travers laquelle Hippolyte aurait pu voir quelques linges
étendus sur des cordes au-dessus des fourneaux économiques, un
vieux lit de sangles, la braise, le charbon, les fers à repasser,
la fontaine filtrante, la vaisselle et tous les ustensiles
particuliers aux petits ménages. Des rideaux de mousseline assez
propres cachaient soigneusement ce capharnaüm, mot en
usage pour désigner familièrement ces espèces de laboratoires, mal
éclairé d’ailleurs par des jours de souffrance pris sur une cour
voisine. Avec le rapide coup d’œil des artistes, Hippolyte vit la
destination, les meubles, l’ensemble et l’état de cette première
pièce coupée en deux. La partie honorable, qui servait à la fois
d’antichambre et de salle à manger, était tendue d’un vieux papier
de couleur aurore, à bordure veloutée, sans doute fabriqué par
Réveillon, et dont les trous ou les taches avaient été
soigneusement dissimulés sous des pains à cacheter. Des estampes
représentant les batailles d’Alexandre par Lebrun, mais à cadres
dédorés, garnissaient symétriquement les murs.
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