Au milieu de cette
pièce était une table d’acajou massif, vieille de formes et à bords
usés. Un petit poêle, dont le tuyau droit et sans coude
s’apercevait à peine, se trouvait devant la cheminée, dont l’âtre
contenait une armoire. Par un contraste bizarre, les chaises
offraient quelques vestiges d’une splendeur passée, elles étaient
en acajou sculpté ; mais le maroquin rouge du siége, les clous
dorés et les cannetilles montraient des cicatrices aussi nombreuses
que celles des vieux sergents de la garde impériale. Cette pièce
servait de musée à certaines choses qui ne se rencontrent que dans
ces sortes de ménages amphibies, objets innommés participant à la
fois du luxe et de la misère. Entre autres curiosités, Hippolyte
vit une longue-vue magnifiquement ornée, suspendue au-dessus de la
petite glace verdâtre qui décorait la cheminée. Pour appareiller
cet étrange mobilier, il y avait entre la cheminée et la cloison un
mauvais buffet peint en acajou, celui de tous les bois qu’on
réussit le moins à simuler. Mais le carreau rouge et glissant, mais
les méchants petits tapis placés devant les chaises, mais les
meubles, tout reluisait de cette propreté frotteuse qui prête un
faux lustre aux vieilleries en accusant encore mieux leurs
défectuosités, leur âge et leurs longs services. Il régnait dans
cette pièce une senteur indéfinissable résultant des exhalaisons du
capharnaüm mêlées aux vapeurs de la salle à manger et à celles de
l’escalier, quoique la fenêtre fût entr’ouverte et que l’air de la
rue agitât les rideaux de percale soigneusement étendus, de manière
à cacher l’embrasure où les précédents locataires avaient signé
leur présence par diverses incrustations, espèces de fresques
domestiques. Adélaïde ouvrit promptement la porte de l’autre
chambre, où elle introduisit le peintre avec un certain plaisir.
Hippolyte, qui jadis avait vu chez sa mère les mêmes signes
d’indigence, les remarqua avec la singulière vivacité d’impression
qui caractérise les premières acquisitions de notre mémoire, et
entra mieux que tout autre ne l’aurait fait dans les détails de
cette existence. En reconnaissant les choses de sa vie d’enfance,
ce bon jeune homme n’eut ni mépris de ce malheur caché, ni orgueil
du luxe qu’il venait de conquérir pour sa mère.
– Eh bien, monsieur ! j’espère que vous ne vous sentez
plus de votre chute ? lui dit la vieille mère en se levant
d’une antique bergère placée au coin de la cheminée et en lui
présentant un fauteuil.
– Non, madame. Je viens vous remercier des bons soins que
vous m’avez donnés, et surtout mademoiselle qui m’a entendu
tomber.
En disant cette phrase, empreinte de l’adorable stupidité que
donnent à l’âme les premiers troubles de l’amour vrai, Hippolyte
regardait la jeune fille. Adélaïde allumait la lampe à double
courant d’air, afin de faire disparaître une chandelle contenue
dans un grand martinet de cuivre et ornée de quelques cannelures
saillantes par un coulage extraordinaire. Elle salua légèrement,
alla mettre le martinet dans l’antichambre, revint placer la lampe
sur la cheminée et s’assit près de sa mère, un peu en arrière du
peintre, afin de pouvoir le regarder à son aise en paraissant
très-occupée du début de la lampe dont la lumière, saisie par
l’humidité d’un verre terni, pétillait en se débattant avec une
mèche noire et mal coupée. En voyant la grande glace qui ornait la
cheminée, Hippolyte y jeta promptement les yeux pour admirer
Adélaïde. La petite ruse de la jeune fille ne servit donc qu’à les
embarrasser tous deux. En causant avec madame Leseigneur, car
Hippolyte lui donna ce nom à tout hasard, il examina le salon, mais
décemment et à la dérobée. Le foyer était si plein de cendres que
l’on voyait à peine les figures égyptiennes des chenets en fer.
Deux tisons essayaient de se rejoindre devant une bûche de terre,
enterrée aussi soigneusement que peut l’être le trésor d’un avare.
Un vieux tapis d’Aubusson, bien raccommodé, bien passé, usé comme
l’habit d’un invalide, ne couvrait pas tout le carreau dont la
froideur était à peine amortie. Les murs avaient pour ornement un
papier rougeâtre, figurant une étoffe en lampasse à dessins jaunes.
Au milieu de la paroi opposée à celle où se trouvaient les
fenêtres, le peintre vit une fente et les plis faits dans le papier
par les deux portes d’une alcôve où madame Leseigneur couchait sans
doute. Un canapé placé devant cette ouverture secrète la déguisait
imparfaitement. En face de la cheminée, il y avait une très-belle
commode en acajou dont les ornements ne manquaient ni de richesse
ni de goût. Un portrait accroché au-dessus représentait un
militaire de haut grade ; mais le peu de lumière ne permit pas
au peintre de distinguer à quelle arme il appartenait. Cette
effroyable croûte paraissait d’ailleurs avoir été plutôt faite en
Chine qu’à Paris. Aux fenêtres, des rideaux en soie rouge étaient
décolorés comme le meuble en tapisserie jaune et rouge qui
garnissait ce salon à deux fins. Sur le marbre de la commode, un
précieux plateau de malachite supportait une douzaine de tasses à
café, magnifiques de peinture, et sans doute faites à Sèvres. Sur
la cheminée s’élevait l’éternelle pendule de l’empire, un guerrier
guidant les quatre chevaux d’un char dont la roue porte à chaque
rais le chiffre d’une heure. Les bougies des flambeaux étaient
jaunies par la fumée, et à chaque coin du chambranle on voyait un
vase en porcelaine dans lequel se trouvait un bouquet de fleurs
artificielles plein de poussière et garni de mousse. Au milieu de
la pièce, Hippolyte remarqua une table de jeu dressée et des cartes
neuves. Pour un observateur, il y avait je ne sais quoi de désolant
dans le spectacle de cette misère fardée comme une vieille femme
qui veut faire mentir son visage. À ce spectacle, tout homme de bon
sens se serait proposé secrètement et tout d’abord cette espèce de
dilemme : ou ces deux femmes sont la probité même, ou elles
vivent d’intrigues et de jeu. Mais en voyant Adélaïde, un jeune
homme aussi pur que l’était Schinner devait croire à l’innocence la
plus parfaite, et prêter aux incohérences de ce mobilier les plus
honorables causes.
– Ma fille, dit la vieille dame à la jeune personne, j’ai
froid, faites-nous un peu de feu, et donnez-moi mon châle.
Adélaïde alla dans une chambre contiguë au salon où sans doute
elle couchait, et revint en apportant à sa mère un châle de
cachemire qui neuf dut avoir un grand prix, les dessins étaient
indiens ; mais vieux, sans fraîcheur et plein de reprises, il
s’harmoniait avec les meubles.
1 comment