Le bruit d’un baiser reçu et donné retentit jusque
dans le cœur d’Hippolyte. L’impatience que le jeune homme eut de
voir celui qui traitait si familièrement Adélaïde ne fut pas
promptement satisfaite. Les arrivants eurent avec la jeune fille
une conversation à voix basse qu’il trouva bien longue. Enfin,
mademoiselle de Rouville reparut suivie de deux hommes dont le
costume, la physionomie et l’aspect étaient toute une histoire. Âgé
d’environ soixante ans, le premier portait un de ces habits
inventés, je crois, pour Louis XVIII alors régnant, et dans
lesquels le problème vestimental le plus difficile avait été résolu
par un tailleur qui devrait être immortel. Cet artiste connaissait,
à coup sûr, l’art des transitions qui fut tout le génie de ce temps
si politiquement mobile. N’est-ce pas un bien rare mérite que de
savoir juger son époque ? Cet habit, que les jeunes gens
d’aujourd’hui peuvent prendre pour une fable, n’était ni civil ni
militaire et pouvait passer tour à tour pour militaire et pour
civil. Des fleurs de lis brodées ornaient les retroussis des deux
pans de derrière. Les boutons dorés étaient également fleurdelisés.
Sur les épaules, deux attentes vides demandaient des épaulettes
inutiles. Ces deux symptômes de milice étaient là comme une
pétition sans apostille. Chez le vieillard, la boutonnière de cet
habit en drap bleu de roi était fleurie de plusieurs rubans. Il
tenait sans doute toujours à la main son tricorne garni d’une ganse
d’or, car les ailes neigeuses de ses cheveux poudrés n’offraient
pas trace de la pression du chapeau. Il semblait ne pas avoir plus
de cinquante ans, et paraissait jouir d’une santé robuste. Tout en
accusant le caractère loyal et franc des vieux émigrés, sa
physionomie dénotait aussi les mœurs libertines et faciles, les
passions gaies et l’insouciance de ces mousquetaires, jadis si
célèbres dans les fastes de la galanterie. Ses gestes, son allure,
ses manières annonçaient qu’il ne voulait se corriger ni de son
royalisme, ni de sa religion, ni de ses amours.
Une figure vraiment fantastique suivait ce
prétentieux voltigeur de Louis XIV (tel fut le
sobriquet donné par les bonapartistes à ces nobles restes de la
monarchie) ; mais pour la bien peindre il faudrait en faire
l’objet principal du tableau où elle n’est qu’un accessoire.
Figurez-vous un personnage sec et maigre, vêtu comme l’était le
premier, mais n’en étant pour ainsi dire que le reflet, ou l’ombre,
si vous voulez ? L’habit, neuf chez l’un, se trouvait vieux et
flétri chez l’autre. La poudre des cheveux semblait moins blanche
chez le second, l’or des fleurs de lis moins éclatant, les attentes
de l’épaulette plus désespérées et plus recroquevillées,
l’intelligence plus faible, la vie plus avancée vers le terme fatal
que chez le premier. Enfin, il réalisait ce mot de Rivarol sur
Champcenetz : « C’est mon clair de lune. » Il
n’était que le double de l’autre, le double pâle et pauvre, car il
se trouvait entre eux toute la différence qui existe entre la
première et la dernière épreuve d’une lithographie. Ce vieillard
muet fut un mystère pour le peintre, et resta constamment un
mystère. Le chevalier, il était chevalier, ne parla pas, et
personne ne lui parla. Était-ce un ami, un parent pauvre, un homme
qui restait près du vieux galant comme une demoiselle de compagnie
près d’une vieille femme ? Tenait-il le milieu entre le chien,
le perroquet et l’ami ? Avait-il sauvé la fortune ou seulement
la vie de son bienfaiteur ? Était-ce
le Trim d’un autre capitaine Tobie ?
Ailleurs, comme chez la baronne de Rouville, il excitait toujours
la curiosité sans jamais la satisfaire. Qui pouvait sous la
Restauration, se rappeler l’attachement qui liait avant la
Révolution ce chevalier à la femme de son ami, morte depuis vingt
ans ?
Le personnage qui paraissait être le plus neuf de ces deux
débris s’avança galamment vers la baronne de Rouville, lui baisa la
main, et s’assit auprès d’elle. L’autre salua et se mit près de son
type, à une distance représentée par deux chaises. Adélaïde vint
appuyer ses coudes sur le dossier du fauteuil occupé par le vieux
gentilhomme en imitant, sans le savoir, la pose que Guérin a donnée
à la sœur de Didon dans son célèbre tableau. Quoique la familiarité
du gentilhomme fût celle d’un père pour le moment ses libertés
parurent déplaire à la jeune fille.
– Eh bien ! tu me boudes ? dit-il en jetant sur
Schinner de ces regards obliques pleins de finesse et de ruse,
regards diplomatiques dont l’expression trahissait la prudente
inquiétude, la curiosité polie des gens bien élevés qui semblent
demander en voyant un inconnu : – Est-il des nôtres ?
– Vous voyez notre voisin, lui dit la vieille dame en lui
montrant Hippolyte. Monsieur est un peintre célèbre dont le nom
doit être connu de vous malgré votre insouciance pour les arts.
Le gentilhomme reconnut la malice de sa vieille amie dans
l’omission qu’elle faisait du nom, et salua le jeune homme.
– Certes, dit-il, j’ai beaucoup entendu parler de ses
tableaux au dernier Salon. Le talent a de beaux priviléges,
monsieur, ajouta-t-il en regardant le ruban rouge de l’artiste.
Cette distinction qu’il nous faut acquérir au prix de notre sang et
de longs services, vous l’obtenez jeunes ; mais toutes les
gloires sont frères, ajouta-t-il en portant les mains à sa croix de
Saint-Louis.
Hippolyte balbutia quelques paroles de remercîment, et rentra
dans son silence, se contentant d’admirer avec un enthousiasme
croissant la belle tête de jeune fille par laquelle il était
charmé. Bientôt il s’oublia dans cette contemplation, sans plus
songer à la misère profonde du logis. Pour lui, le visage
d’Adélaïde se détachait sur une atmosphère lumineuse. Il répondit
brièvement aux questions qui lui furent adressées et qu’il entendit
heureusement, grâce à une singulière faculté de notre âme dont la
pensée peut en quelque sorte se dédoubler parfois. À qui n’est-il
pas arrivé de rester plongé dans une méditation voluptueuse ou
triste, d’en écouter la voix en soi-même, et d’assister à une
conversation ou à une lecture ? Admirable dualisme qui souvent
aide à prendre les ennuyeux en patience ! Féconde et riante,
l’espérance lui versa mille pensées de bonheur, et il ne voulut
plus rien observer autour de lui.
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