Madame Leseigneur s’en enveloppa très-artistement et avec l’adresse d’une vieille femme qui voulait faire croire à la vérité de ses paroles. La jeune fille courut lestement au capharnaüm, et reparut avec une poignée de menu bois qu’elle jeta bravement dans le feu pour le rallumer.

Il serait assez difficile de traduire la conversation qui eut lieu entre ces trois personnes. Guidé par le tact que donnent presque toujours les malheurs éprouvés dès l’enfance, Hippolyte n’osait se permettre la moindre observation relative à la position de ses voisines, en voyant autour de lui les symptômes d’une gêne si mal déguisée. La plus simple question eût été indiscrète et ne devait être faite que par une amitié déjà vieille. Néanmoins le peintre était profondément préoccupé de cette misère cachée, son âme généreuse en souffrait ; mais sachant ce que toute espèce de pitié, même la plus amie, peut avoir d’offensif, il se trouvait mal à l’aise du désaccord qui existait entre ses pensées et ses paroles. Les deux dames parlèrent d’abord de peinture, car les femmes devinent très-bien les secrets embarras que cause une première visite ; elles les éprouvent peut-être, et la nature de leur esprit leur fournit mille ressources pour les faire cesser. En interrogeant le jeune homme sur les procédés matériels de son art, sur ses études, Adélaïde et sa mère surent l’enhardir à causer. Les riens indéfinissables de leur conversation animée de bienveillance amenèrent tout naturellement Hippolyte à lancer des remarques ou des réflexions qui peignirent la nature de ses mœurs et de son âme. Les chagrins avaient prématurément flétri le visage de la vieille dame, sans doute belle autrefois ; mais il ne lui restait plus que les traits saillants, les contours, en un mot le squelette d’une physionomie dont l’ensemble indiquait une grande finesse, beaucoup de grâce dans le jeu des yeux où se retrouvait l’expression particulière aux femmes de l’ancienne cour et que rien ne saurait définir. Ces traits si fins, si déliés pouvaient tout aussi bien dénoter des sentiments mauvais, faire supposer l’astuce et la ruse féminines à un haut degré de perversité que révéler les délicatesses d’une belle âme. En effet, le visage de la femme a cela d’embarrassant pour les observateurs vulgaires, que la différence entre la franchise et la duplicité, entre le génie de l’intrigue et le génie du cœur, y est imperceptible. L’homme doué d’une vue pénétrante devine ces nuances insaisissables que produisent une ligne plus ou moins courbe, une fossette plus au moins creuse, une saillie plus ou moins bombée ou proéminente. L’appréciation de ces diagnostics est tout entière dans le domaine de l’intuition, qui peut seule faire découvrir ce que chacun est intéressé à cacher. Il en était du visage de cette vieille dame comme de l’appartement qu’elle habitait : il semblait aussi difficile de savoir si cette misère couvrait des vices ou une haute probité, que de reconnaître si la mère d’Adélaïde était une ancienne coquette habituée à tout peser, à tout calculer, à tout vendre, ou une femme aimante, pleine de noblesse et d’aimables qualités. Mais à l’âge de Schinner, le premier mouvement du cœur est de croire au bien. Aussi, en contemplant le front noble et presque dédaigneux d’Adélaïde, en regardant ses yeux pleins d’âme et de pensées, respira-t-il, pour ainsi dire, les suaves et modestes parfums de la vertu. Au milieu de la conversation, il saisit l’occasion de parler des portraits en général, pour avoir le droit d’examiner l’effroyable pastel dont toutes les teintes avaient pâli, et dont la poussière était en grande partie tombée.

– Vous tenez sans doute à cette peinture en faveur de la ressemblance, mesdames, car le dessin en est horrible ? dit-il en regardant Adélaïde.

– Elle a été faite à Calcutta, en grande hâte, répondit la mère d’une voix émue.

Elle contempla l’esquisse informe avec cet abandon profond que donnent les souvenirs de bonheur quand ils se réveillent et tombent sur le cœur, comme une bienfaisante rosée aux fraîches impressions de laquelle on aime à s’abandonner ; mais il y eut aussi dans l’expression du visage de la vieille dame les vestiges d’un deuil éternel. Le peintre voulut du moins interpréter ainsi l’attitude et la physionomie de sa voisine, près de laquelle il vint alors s’asseoir.

– Madame, dit-il, encore un peu de temps, et les couleurs de ce pastel auront disparu. Le portrait n’existera plus que dans votre mémoire. Là où vous verrez une figure qui vous est chère, les autres ne pourront plus rien apercevoir. Voulez-vous me permettre de transporter cette ressemblance sur la toile ? elle y sera plus solidement fixée qu’elle ne l’est sur ce papier. Accordez-moi, en faveur de notre voisinage, le plaisir de vous rendre ce service. Il se rencontre des heures pendant lesquelles un artiste aime à se délasser de ses grandes compositions par des travaux d’une portée moins élevée, ce sera donc pour moi une distraction que de refaire cette tête.

La vieille dame tressaillit en entendant ces paroles, et Adélaïde jeta sur le peintre un de ces regards recueillis qui semblent être un jet de l’âme. Hippolyte voulait appartenir à ses deux voisines par quelque lien, et conquérir le droit de se mêler à leur vie. Son offre, en s’adressant aux plus vives affections du cœur, était la seule qu’il lui fût possible de faire : elle contentait sa fierté d’artiste, et n’avait rien de blessant pour les deux dames. Madame Leseigneur accepta sans empressement ni regret, mais avec cette conscience des grandes âmes qui savent l’étendue des liens que nouent de semblables obligations et qui en font un magnifique éloge, une preuve d’estime.

– Il me semble, dit le peintre, que cet uniforme est celui d’un officier de marine ?

– Oui, dit-elle, c’est celui des capitaines de vaisseau. Monsieur de Rouville, mon mari, est mort à Batavia des suites d’une blessure reçue dans un combat contre un vaisseau anglais qui le rencontra sur les côtes d’Asie. Il montait une frégate de cinquante-six canons, et le Revenge était un vaisseau de quatre-vingt-seize. La lutte fut très-inégale ; mais il se défendit si courageusement qu’il la maintint jusqu’à la nuit et put échapper. Quand je revins en France, Bonaparte n’avait pas encore le pouvoir, et l’on me refusa une pension. Lorsque, dernièrement, je la sollicitai de nouveau, le ministre me dit avec dureté que si baron de Rouville eût émigré, je l’aurais conservé ; qu’il serait sans doute aujourd’hui contre-amiral ; enfin, son excellence finit par m’opposer je ne sais quelle loi sur les déchéances. Je n’ai fait cette démarche à laquelle des amis m’avaient poussée, que pour ma pauvre Adélaïde. J’ai toujours eu de la répugnance à tendre la main au nom d’une douleur qui ôte à une femme sa voix et ses forces. Je n’aime pas cette évaluation pécuniaire d’un sang irréparablement versé…

– Ma mère, ce sujet de conversation vous fait toujours mal.

Sur ce mot d’Adélaïde, la baronne Leseigneur de Rouville inclina la tête et garda le silence.

– Monsieur, dit la jeune fille à Hippolyte, je croyais que les travaux des peintres étaient en général peu bruyants ?

À cette question, Schinner se prit à rougir en se souvenant du tapage qu’il avait fait. Adélaïde n’acheva pas et lui sauva quelque mensonge en se levant tout à coup au bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte, elle alla dans sa chambre d’où elle revint aussitôt en tenant deux flambeaux dorés garnis de bougies entamées qu’elle alluma promptement ; et, sans attendre le tintement de la sonnette, elle ouvrit la porte de la première pièce où elle laissa la lampe.