Bien des
concessions lui avaient été faites par Adélaïde qui, craintive et
dévouée, était la dupe de ces fausses bouderies que l’amant le
moins habile ou la jeune fille la plus naïve inventent et dont ils
se servent sans cesse, comme les enfants gâtés abusent de la
puissance que leur donne l’amour de leur mère. Toute familiarité
avait cessé entre le vieux comte et Adélaïde. La jeune fille avait
naturellement compris les tristesses du peintre et les pensées
cachées dans les plis de son front, dans l’accent brusque du peu de
mots qu’il prononçait lorsque le vieillard baisait sans façon les
mains ou le cou d’Adélaïde. De son côté, mademoiselle Leseigneur
demandait à son amant un compte sévère de ses moindres actions.
Elle était si malheureuse, si inquiète quand Hippolyte ne venait
pas ; elle savait si bien le gronder de ses absences que le
peintre cessa de voir ses amis et d’aller dans le monde. Adélaïde
laissa percer la jalousie naturelle aux femmes en apprenant que
parfois, en sortant de chez madame de Rouville, à onze heures, le
peintre faisait encore des visites et parcourait les salons les
plus brillants de Paris. D’abord elle prétendit que ce genre de vie
était mauvais pour la santé ; puis elle trouva moyen de lui
dire, avec cette conviction profonde à laquelle l’accent, le geste
et le regard d’une personne aimée donnent tant de pouvoir :
« qu’un homme obligé de prodiguer à plusieurs femmes à la fois
son temps et les grâces de son esprit ne pouvait pas être l’objet
d’une affection bien vive. » Le peintre fut donc amené, autant
par le despotisme de la passion que par les exigences d’une jeune
fille aimante, à ne vivre que dans ce petit appartement où tout lui
plaisait. Enfin, jamais amour ne fut ni plus pur ni plus ardent. De
part et d’autre, la même foi, la même délicatesse firent croître
cette passion sans le secours de ces sacrifices par lesquels
beaucoup de gens cherchent à se prouver leur amour. Entre eux il
existait un échange continuel de sensations douces, et ils ne
savaient qui donnait et qui recevait le plus. Un penchant
involontaire rendait l’union de leurs âmes toujours plus étroite.
Le progrès de ce sentiment vrai fut si rapide que deux mois après
l’accident auquel le peintre avait dû le bonheur de connaître
Adélaïde, leur vie était devenue une même vie. Dès le matin, la
jeune fille, entendant le pas de son amant, pouvait se dire :
– Il est là ! Quand Hippolyte retournait chez sa mère à
l’heure du dîner, il ne manquait jamais de venir saluer ses
voisines ; et le soir il accourait, à l’heure accoutumée, avec
une ponctualité d’amoureux. Ainsi, la femme la plus tyrannique et
la plus ambitieuse en amour n’aurait pu faire le plus léger
reproche au jeune peintre. Aussi Adélaïde savourait-elle un bonheur
sans mélange et sans bornes en voyant se réaliser dans toute son
étendue l’idéal qu’il est si naturel de rêver à son âge. Le vieux
gentilhomme venait moins souvent, le jaloux Hippolyte l’avait
remplacé le soir, au tapis vert, dans son malheur constant au jeu.
Cependant, au milieu de son bonheur, en songeant à la désastreuse
situation de madame de Rouville, car il avait acquis plus d’une
preuve de sa détresse, il ne pouvait chasser une pensée importune.
Déjà plusieurs fois il s’était dit en rentrant chez lui : –
Comment ! vingt francs tous les soirs ? Et il n’osait
s’avouer à lui-même d’odieux soupçons. Il employa deux mois à faire
le portrait, et quand il fut fini, verni, encadré, il le regarda
comme un de ses meilleurs ouvrages. Madame la baronne de Rouville
ne lui en avait plus parlé. Était-ce insouciance ou fierté ?
Le peintre ne voulut pas s’expliquer ce silence.
Il complota joyeusement avec Adélaïde de mettre le portrait en
place pendant une absence de madame de Rouville. Un jour donc,
durant la promenade que sa mère faisait ordinairement aux
Tuileries, Adélaïde monta seule, pour la première fois, à l’atelier
d’Hippolyte, sous prétexte de voir le portrait dans le jour
favorable sous lequel il avait été peint. Elle demeura muette et
immobile, en proie à une contemplation délicieuse où se fondaient
en un seul tous les sentiments de la femme. Ne se résument-ils pas
tous dans une juste admiration pour l’homme aimé ? Lorsque le
peintre, inquiet de ce silence, se pencha pour voir la jeune fille,
elle lui tendit la main, sans pouvoir dire un mot ; mais deux
larmes étaient tombées de ses yeux. Hippolyte prit cette main, la
couvrit de baisers, et, pendant un moment, ils se regardèrent en
silence, voulant tous deux s’avouer leur amour, et ne l’osant pas.
Le peintre, ayant gardé la main d’Adélaïde dans les siennes, une
même chaleur et un même mouvement leur apprirent que leurs cœurs
battaient aussi fort l’un que l’autre. Trop émue, la jeune fille
s’éloigna doucement d’Hippolyte, et dit, en lui jetant un regard
plein de naïveté : – Vous allez rendre ma mère bien
heureuse !
– Quoi ! votre mère seulement ? demanda-t-il.
– Oh ! moi, je le suis trop.
Le peintre baissa la tête et resta silencieux, effrayé de la
violence des sentiments que l’accent de cette phrase réveilla dans
son cœur. Comprenant alors tous deux le danger de cette situation,
ils descendirent et mirent le portrait à sa place. Hippolyte dîna
pour la première fois avec la baronne et sa fille. Il fut fêté,
complimenté par madame de Rouville avec une bonhomie rare. Dans son
attendrissement et tout en pleurs, la vieille dame voulut
l’embrasser. Le soir, le vieil émigré, ancien camarade du baron de
Rouville, avec lequel il avait vécu fraternellement, fit à ses deux
amies une visite pour leur apprendre qu’il venait d’être nommé
vice-amiral. Ses navigations terrestres à travers l’Allemagne et la
Russie lui avaient été comptées comme des campagnes navales. À
l’aspect du portrait, il serra cordialement la main du peintre, et
s’écria : – Ma foi ! quoique ma vieille carcasse ne
vaille pas la peine d’être conservée, je donnerais bien cinq cents
pistoles pour me voir aussi ressemblant que l’est mon vieux
Rouville.
À cette proposition, la baronne regarda son ami, et sourit en
laissant éclater sur son visage les marques d’une soudaine
reconnaissance. Hippolyte crut deviner que le vieil amiral voulait
lui offrir le prix des deux portraits en payant le sien.
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