Il employa deux mois à faire
le portrait, et quand il fut fini, verni, encadré, il le regarda
comme un de ses meilleurs ouvrages. Madame la baronne de Rouville
ne lui en avait plus parlé. Était-ce insouciance ou fierté ?
Le peintre ne voulut pas s’expliquer ce silence.
Il complota joyeusement avec Adélaïde de mettre le portrait en
place pendant une absence de madame de Rouville. Un jour donc,
durant la promenade que sa mère faisait ordinairement aux
Tuileries, Adélaïde monta seule, pour la première fois, à l’atelier
d’Hippolyte, sous prétexte de voir le portrait dans le jour
favorable sous lequel il avait été peint. Elle demeura muette et
immobile, en proie à une contemplation délicieuse où se fondaient
en un seul tous les sentiments de la femme. Ne se résument-ils pas
tous dans une juste admiration pour l’homme aimé ? Lorsque le
peintre, inquiet de ce silence, se pencha pour voir la jeune fille,
elle lui tendit la main, sans pouvoir dire un mot ; mais deux
larmes étaient tombées de ses yeux. Hippolyte prit cette main, la
couvrit de baisers, et, pendant un moment, ils se regardèrent en
silence, voulant tous deux s’avouer leur amour, et ne l’osant pas.
Le peintre, ayant gardé la main d’Adélaïde dans les siennes, une
même chaleur et un même mouvement leur apprirent que leurs cœurs
battaient aussi fort l’un que l’autre. Trop émue, la jeune fille
s’éloigna doucement d’Hippolyte, et dit, en lui jetant un regard
plein de naïveté : – Vous allez rendre ma mère bien
heureuse !
– Quoi ! votre mère seulement ? demanda-t-il.
– Oh ! moi, je le suis trop.
Le peintre baissa la tête et resta silencieux, effrayé de la
violence des sentiments que l’accent de cette phrase réveilla dans
son cœur. Comprenant alors tous deux le danger de cette situation,
ils descendirent et mirent le portrait à sa place. Hippolyte dîna
pour la première fois avec la baronne et sa fille. Il fut fêté,
complimenté par madame de Rouville avec une bonhomie rare. Dans son
attendrissement et tout en pleurs, la vieille dame voulut
l’embrasser. Le soir, le vieil émigré, ancien camarade du baron de
Rouville, avec lequel il avait vécu fraternellement, fit à ses deux
amies une visite pour leur apprendre qu’il venait d’être nommé
vice-amiral. Ses navigations terrestres à travers l’Allemagne et la
Russie lui avaient été comptées comme des campagnes navales. À
l’aspect du portrait, il serra cordialement la main du peintre, et
s’écria : – Ma foi ! quoique ma vieille carcasse ne
vaille pas la peine d’être conservée, je donnerais bien cinq cents
pistoles pour me voir aussi ressemblant que l’est mon vieux
Rouville.
À cette proposition, la baronne regarda son ami, et sourit en
laissant éclater sur son visage les marques d’une soudaine
reconnaissance. Hippolyte crut deviner que le vieil amiral voulait
lui offrir le prix des deux portraits en payant le sien. Sa fierté
d’artiste, tout autant que sa jalousie peut-être, s’offensa de
cette pensée, et il répondit : – Monsieur, si je peignais le
portrait, je n’aurais pas fait celui-ci.
L’amiral se mordit les lèvres et se mit à jouer. Le peintre
resta près d’Adélaïde qui lui proposa de faire une partie, il
accepta. Tout en jouant, il observa chez madame de Rouville une
ardeur pour le jeu qui le surprit. Jamais cette vieille baronne
n’avait encore manifesté un désir si ardent pour le gain, ni un
plaisir si vif en palpant les pièces d’or du gentilhomme. Pendant
la soirée, de mauvais soupçons vinrent troubler le bonheur
d’Hippolyte, et lui donnèrent de la défiance. Madame de Rouville
vivrait-elle donc du jeu ? Ne jouait-elle pas en ce moment
pour acquitter quelque dette, ou poussée par quelque
nécessité ? Peut-être n’avait-elle pas payé son loyer. Ce
vieillard paraissait être assez fin pour ne pas se laisser
impunément prendre son argent. Quel pouvait donc être l’intérêt qui
l’attirait dans cette maison pauvre, lui riche ? Pourquoi
jadis était-il si familier près d’Adélaïde, et pourquoi soudain
avait-il renoncé à des privautés acquises et dues peut-être ?
Ces réflexions lui vinrent involontairement, et l’excitèrent à
examiner avec une nouvelle attention le vieillard et la baronne. Il
fut mécontent de leurs airs d’intelligence et des regards obliques
qu’ils jetaient sur Adélaïde et sur lui. « Me
tromperait-on ? » fut pour Hippolyte une dernière idée,
horrible, flétrissante, et à laquelle il crut précisément assez
pour en être torturé. Il voulut rester après le départ des deux
vieillards pour confirmer ses soupçons ou pour les dissiper. Il
avait tiré sa bourse afin de payer Adélaïde ; mais, emporté
par ses pensées poignantes, il mit sa bourse sur la table, tomba
dans une rêverie qui dura peu ; puis, honteux de son silence,
il se leva, répondit à une interrogation banale que lui faisait
madame de Rouville, et vint près d’elle pour, tout en causant,
mieux scruter ce vieux visage. Il sortit en proie à mille
incertitudes. À peine avait-il descendu quelques marches, il se
souvint d’avoir oublié son argent sur la table, et rentra.
– Je vous ai laissé ma bourse, dit-il à la jeune fille.
– Non, répondit-elle en rougissant.
– Je la croyais là, reprit-il en montrant la table de
jeu ; mais, tout honteux pour Adélaïde et pour la baronne de
ne pas l’y voir, il les regarda d’un air hébété qui les fit rire,
pâlit et reprit en tâtant son gilet : « Je me suis
trompé, je l’ai sans doute. » Il salua, et sortit.
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