Vingt minutes s’écoulèrent ainsi.

À la fin, Élisabeth se leva et dit :

– Jérôme, voilà notre heure de promenade quotidienne. C’est si bon de glisser sur l’eau, entre les branches.

– Est-ce bien prudent, Élisabeth ? Vous n’êtes pas tout à fait remise.

– Mais si, mais si ! Au contraire, c’est un repos et qui me fait beaucoup de bien.

– Cependant…

– Cependant, c’est ainsi, mon cher Jérôme. Je vais chercher la barque et l’amener devant la pelouse. Ne bougez pas, Jérôme.

Elle monta dans sa chambre comme chaque jour, ouvrit un secrétaire, et, selon son habitude, écrivit quelques lignes sur le registre où elle tenait son journal intime et où l’on devait retrouver, plus tard, ses dernières paroles.

« Jérôme m’a semblé un peu distrait, absorbé. Je lui en ai demandé la cause. Il m’a répondu que je me trompais, et, comme j’insistais, il m’a opposé la même réponse, mais d’une façon plus indécise, néanmoins.

« – Non, Élisabeth, je n’ai rien. Que pourrais-je désirer de plus, puisque nous allons nous marier, et que mon rêve, qui date d’un an bientôt, va se réaliser. Seulement…

« – Seulement ?

« – Je m’inquiète parfois de l’avenir. Vous savez que je ne suis pas riche et qu’à près de trente ans, je n’ai aucune situation.

« J’ai posé ma main sur sa bouche en riant :

« – Mais je suis riche, moi… Évidemment nous ne pourrons pas faire de folies… Mais aussi pourquoi êtes-vous si ambitieux ?

« – Je le suis pour vous, Élisabeth. Pour moi, je n’ai pas de besoins réels.

« – Mais moi non plus, Jérôme ! Je me contente de rien, par exemple d’être heureuse, pas davantage, dis-je en riant. Voyons, n’est-il pas admis que nous vivrons ici, tout simplement, jusqu’à ce qu’une bonne fée nous apporte le trésor qui nous est dû ?…

« – Ah ! fit-il, je n’y crois guère aux trésors !

« – Comment ! mais le nôtre existe, Jérôme… Rappelez-vous ce que je vous ai raconté… Ce vieil ami de nos parents, un cousin éloigné qu’on n’a pas revu depuis des années et des années et qui n’a pas donné de ses nouvelles, mais qui nous aimait bien… Que de fois, ma vieille gouvernante Amélie m’a dit : “Mademoiselle Élisabeth, vous serez très riche. Votre vieux cousin, Georges Dugrival, doit vous laisser toute sa fortune, oui, à vous, Élisabeth. Et il est malade, paraît-il.” Vous voyez bien, Jérôme…

« Jérôme chuchota :

« – L’argent… l’argent… soit. Mais c’est le travail que je voudrais. Ce que je désire pour vous, Élisabeth, c’est un mari qui vous fasse honneur…

« Il n’en dit pas davantage. Mais je souriais. Jérôme… mon cher Jérôme, est-ce qu’on pense à l’avenir, quand on aime comme nous nous aimons ? »

 

Élisabeth posa sa plume. Sa confidence quotidienne était finie. Elle s’apprêta, se poudra, anima son visage d’un peu de rouge, vérifia si le fermoir du beau collier de perles qu’elle tenait de sa mère, et qu’elle ne quittait jamais, était bien solide, et descendit pour gagner le jardin de son oncle Philippe et les trois marches de bois près desquelles la barque était amarrée.

 

Jérôme n’avait pas bougé de son divan depuis le départ d’Élisabeth. Il écoutait, sans y prêter attention, les improvisations de Rolande.

S’interrompant, elle lui dit :

– Je suis bien contente, Jérôme. Et vous ?

– Moi aussi, dit-il.

– N’est-ce pas ? Élisabeth est une telle merveille ! Si vous saviez la bonté et la noblesse de votre future femme ! Mais vous les connaîtrez, Jérôme.

Elle se retourna vers le clavier et attaqua vigoureusement une marche triomphale, destinée à l’expression d’un bonheur surhumain.

Mais, de nouveau, elle s’arrêta, brusquement.

– On a crié… Vous avez entendu, Jérôme ?

Ils écoutèrent.

Un grand silence entrait du dehors, de la calme pelouse, de l’étang paisible. Sûrement, Rolande avait fait erreur. Elle reprit, à pleines mains, ses accords de victoire et de joie.

Puis, subitement, elle se dressa.

On avait crié, elle en était certaine.

– Élisabeth… balbutia-t-elle, en s’élançant vers la fenêtre.

Elle proféra, la voix étranglée :

– Au secours !

Jérôme était déjà près d’elle.

Se penchant, il vit au ras de la berge, à l’endroit des marches, un homme qui semblait tenir Élisabeth à la gorge. Celle-ci gisait, les jambes dans l’eau. À son tour, Jérôme hurla de terreur et voulut sauter pour rejoindre Rolande qui courait sur la pelouse.

Là-bas l’homme s’était retourné vers eux. Tout de suite, il lâcha sa victime, ramassa quelque chose et s’enfuit par le jardin de l’Orangerie.

Alors, Jérôme changea d’idée. Il passa dans la pièce voisine, y décrocha une carabine avec laquelle les deux sœurs s’exerçaient souvent et qu’il savait chargée, et s’arrêta sur le perron qui dominait les jardins.

L’homme se sauvait. Il se trouvait devant la maison et voulait manifestement atteindre le potager de l’Orangerie, lequel offrait une issue directe sur l’avenue circulaire.

Jérôme épaula et visa. Une détonation : l’homme piqua une tête et déboula dans un massif de fleurs où, après quelques soubresauts, il demeura inerte. Jérôme s’élança.

– Vivante ? s’écria-t-il, en arrivant auprès de Rolande qui, à genoux, étreignait sa sœur.

– Le cœur ne bat plus, dit Rolande dans un sanglot.

– Mais non, voyons, c’est impossible !… On peut la ranimer…, fit Jérôme avec épouvante.

Il se jeta sur le corps immobile, mais, tout de suite, avant même de constater s’il vivait encore, il bégaya, les yeux hagards :

– Oh ! son collier… il n’y est plus… l’homme l’a serrée à la gorge pour lui arracher ses perles… Oh ! l’horreur !… Elle est morte…

Il se mit à courir comme un fou, accompagné du vieux domestique, Édouard, tandis que Rolande et la gouvernante Amélie restaient auprès de la victime.