Danse ou musique, n’importe ! cela aide à la digestion et repose l’esprit des sérieuses pensées, Voyons, mes chers amis, je péris d’ennui si vous ne venez à mon aide. Ne savez-vous donc rien, dites-moi, qui puisse rompre un peu la monotonie de nos journées ? »

Les quatre vieux marchands fumèrent plus fort et parurent se plonger plus profondément encore dans leurs méditations.

Mais l’étranger prenant la parole : « Permettez-moi, dit-il au jeune homme, de vous faire une proposition. Les plaisirs que nous pouvons nous procurer ici ne sauraient être très variés, sans doute ; mais si l’un de nous voulait bien cependant raconter aux autres, à chaque halte, quelque histoire, quelque aventure de sa vie, ou mieux encore, quelqu’un de ces contes naïfs et plaisants qui se transmettent de génération en génération, qui ont amusé l’enfance de nos grands-pères avant la nôtre et qui égayeront après nous nos arrière-neveux, peut-être que cet intermède pourrait déjà, faute de mieux, nous apporter un peu de distraction.

– Sélim Baruch, tu as bien parlé ! dit Achmet, le plus vieux des marchands ; nous agréons ta proposition. Je ne sais rien, pour ma part, de plus amusant que les contes d’enfants : l’action y est vive toujours, et jamais ne s’attarde et ne se noie en de longs verbiages ; les événements qui s’y déroulent sont faux, impossibles, absurdes souvent, si l’on veut, mais les sentiments des personnages sont réels, humains, et c’est là l’essentiel, à mon sens, et la seule vérité dont on doive s’inquiéter en matière de contes. Enfin, et pour considération dernière, la vertu s’y trouve toujours récompensée, et cela repose un peu du spectacle du monde, où malheureusement il n’en est pas toujours ainsi !

– Je suis heureux que vous approuviez mon idée, reprit Sélim, et, pour payer ma bienvenue, je commencerai. »

Les cinq marchands se rapprochèrent joyeusement les uns des autres et firent asseoir l’étranger au milieu d’eux. Attentifs au moindre signe, les esclaves accoururent. Aussitôt les tasses furent remplies, les pipes chargées, l’eau des narguilehs renouvelée, et des charbons ardents apportés pour les allumer. Pendant ce temps, et pour s’éclaircir la voix, Sélim buvait à petites gorgées un sorbet au cédrat. Après qu’il eut fini, il passa légèrement sa main dans sa longue barbe pour l’écarter de ses lèvres et commença ainsi : « Je vais donc vous raconter l’histoire du calife Cigogne. »

LE CALIFE CIGOGNE

 

I

 

Par un beau soir d’été, le calife de Bagdad, Chasid, était paresseusement étendu sur son sofa. Après avoir dormi quelque peu, car la chaleur était accablante, le calife s’était réveillé de très bonne humeur. Il fumait dans une longue pipe de bois de rose, en buvant par intervalles quelques gouttes de café que lui versait un esclave, et, tout en savourant lentement chaque gorgée, il caressait d’un air satisfait sa barbe qui était fort belle. Bref, on voyait du premier coup d’œil que le calife était dans un état de béatitude parfaite.

Dans ces moments-là, sa hautesse était assez abordable et daignait même se montrer douce et bienveillante envers les simples mortels qui avaient affaire à elle. Aussi était-ce l’heure qu’avait adoptée son grand vizir Manzour pour lui rendre sa visite quotidienne. Le grand vizir vint donc au palais ce jour-là selon son habitude ; mais, ce qui était rare chez lui, il avait l’air tout pensif.

« Eh ! d’où te vient cette mine à l’envers, grand vizir ? s’écria le calife étonné, en ôtant un instant de ses lèvres le bouquin d’ambre de sa pipe.

– Seigneur, répondit le vizir en croisant ses bras sur sa poitrine et en s’inclinant profondément, j’ignore si mon visage trahit malgré moi les secrètes pensées de mon âme, mais je viens de voir en entrant ici un juif qui étale de si belles marchandises, que je me dépitais intérieurement, je vous l’avouerai, de n’avoir pas plus d’argent superflu. »

Le calife, qui cherchait depuis longtemps une occasion d’être agréable à son grand vizir, pour lequel il avait une véritable affection, fit signe à l’un de ses esclaves noirs d’aller chercher le marchand.

Celui-ci fut rendu presque aussitôt que mandé.

C’était un petit homme, brun de visage, le nez mince et crochu, la lèvre narquoise et retroussée à droite et à gauche par deux dents jaunâtres et hideuses, les seules qui lui restassent dans la bouche. Ses petits yeux verts, pareils à ceux d’un aspic, lançaient des flammes sous ses sourcils roux. Dès qu’il parut devant le calife, il frappa le pavé de son front et s’avança comme en rampant, les traits contractés, sous prétexte de sourire, par la plus épouvantable grimace qui jamais se soit imprimée sur un visage humain. Il portait devant lui, soutenu par une large courroie qui s’appuyait sur ses épaules voûtées, un coffre de bois de sandal dans lequel étaient entassées toutes sortes de marchandises précieuses, que sa main noire et velue faisait miroiter aux yeux des chalands avec l’astuce commerciale d’un vrai fils de Juda.

C’étaient des perles d’Ophir ajustées en pendants d’oreilles, des bagues d’or vert rehaussées de brillants que l’œil pouvait à peine regarder, tant elles jetaient de feux ; puis encore des pistolets richement damasquinés, des coupes d’onix, des peignes d’ivoire incrustés d’or, et mille autres bijoux non moins rares et non moins enviables. Après avoir passé le tout en revue, le calife acheta pour Manzour et pour lui de magnifiques pistolets, et de plus pour la femme du vizir, un peigne d’argent ciselé, niellé et rehaussé d’une couronne de perles fines qui en faisaient la chose du monde la plus riche et la plus belle à la fois. Comme le marchand allait fermer son coffre, le calife, qui ne pouvait en détacher ses yeux, découvrit un petit tiroir, le seul qui n’eût pas été ouvert, et demanda s’il n’y avait pas encore là quelques joyaux. Le colporteur ouvrit le compartiment que lui désignait le calife et en tira une espèce de tabatière contenant une poudre noirâtre, que recouvrait un papier chargé de caractères singuliers, dont ni Chasid ni Manzour ne purent déchiffrer un seul mot.

« Cette boîte me vient, dit le colporteur, d’un marchand qui l’avait trouvée sur son chemin en allant à la Mecque. J’ignore ce que c’est ; mais elle est d’ailleurs tout à votre service, si vous la désirez ; pour moi, je ne sais qu’en faire. »

Le calife, quoique fort ignorant, entassait volontiers dans les armoires de sa bibliothèque toutes sortes de curiosités et de vieux parchemins. Il acheta la tabatière et le manuscrit, et renvoya le marchand, qui sortit à reculons, en s’inclinant non moins profondément qu’à son entrée.

Chasid contemplait tout joyeux son acquisition, mais non sans songer pourtant qu’il eût bien voulu savoir ce que signifiait l’écrit qu’il tournait et retournait machinalement entre ses mains.

« Ne connais-tu personne qui me puisse lire cela ? dit-il enfin à son vizir.

– Très-gracieux seigneur, répondit celui-ci, je sais auprès de la grande mosquée un homme qu’on appelle Sélim le Savant. Il comprend, dit-on, toutes les langues. Ordonnez qu’on l’aille quérir ; peut-être pourra-t-il expliquer ces caractères mystérieux. »

Deux esclaves furent envoyés sur-le-champ à la recherche de Sélim le Savant, avec mission de le ramener sur l’heure.

« Sélim, lui dit le calife aussitôt qu’il entra, on te dit fort versé dans la connaissance des langues. Examine un peu cet écrit et vois si tu peux le lire. Je te donnerai un habit de fête tout neuf si tu parviens à m’en expliquer le sens. Sinon il te sera appliqué douze soufflets et vingt-cinq coups de bâton sous la plante des pieds, pour avoir usurpé le glorieux nom de Savant. »

Sélim s’inclina et répondit : « Que ta volonté soit faite, maître. » Puis il se mit à considérer attentivement l’écrit qui lui était soumis. Tout à coup il s’écria : « C’est du latin, seigneur, ou que je sois pendu !

– Eh ! latin ou grec, dis-nous donc vite ce qu’il y a là dedans, » dit le calife impatienté.

Sélim se hâta de traduire, et voici ce qu’il lut :

« Qui que tu sois, qui trouveras cet objet, remercie Allah de la faveur qu’il daigne t’accorder. Celui qui respire une pincée de la poudre qui est renfermée dans cette boite et dit en même temps : « MUTABOR » celui-là peut se métamorphoser à son gré en tel animal qu’il lui plaît, et comprendre aussi les idées qu’échangent les animaux dans leur langage. S’il veut ensuite revenir à la forme humaine, qu’il s’incline trois fois vers l’Orient en prononçant le même mot, et le charme est rompu.