Garde-toi seulement, à toi qui tenteras l’épreuve, garde-toi de rire tandis que tu seras métamorphosé. Autrement le mot magique s’enfuirait irrévocablement de ton souvenir, et tu serais condamné à rester à jamais dans la famille des bêtes. »
À mesure que Sélim le Savant avançait dans la traduction du papier cabalistique, le calife sentait se développer en lui une joie qu’il avait peine à contenir. Après avoir fait jurer au savant de ne révéler à personne le secret dont il était possesseur, il se hâta de le renvoyer, mais non sans l’avoir fait revêtir auparavant d’une magnifique robe de soie, laquelle n’ajouta pas peu à la considération dont Sélim le Savant jouissait déjà dans Bagdad.
À peine fut-il sorti que le calife, s’abandonnant à sa joie : « Voilà ce que j’appelle un fameux marché ! s’écria-t-il. Quel plaisir, mon cher Manzour, de se pouvoir changer en bête ! Dès demain matin, tu viens me trouver ; nous allons ensemble dans la campagne, nous prisons dans ma précieuse tabatière, et nous comprenons alors tout ce qui se dit et se chante, se chuchote et se murmure dans l’air et dans l’eau, dans la forêt et dans la plaine. »
II
La nuit sembla bien longue à l’impatient calife. Enfin le jour parut, et tout aussitôt, au grand étonnement de ses esclaves, Chasid s’élança de sa couche. À peine avait-il eu le temps de déjeuner et de s’habiller, que le grand vizir se présenta devant lui, comme il en avait reçu l’ordre, pour l’accompagner dans sa promenade.
Sans plus attendre, le calife glissa dans sa ceinture sa tabatière magique, et saisissant le bras de son vizir, après avoir ordonné à sa suite de demeurer en arrière, il commença sur-le-champ, en compagnie du fidèle Manzour, son aventureuse expédition.
Ils se promenèrent d’abord à travers les vastes jardins du palais, mais en vain et sans qu’ils pussent rencontrer un seul être vivant sur lequel essayer leur magie. Finalement, le grand vizir proposa de pousser plus loin, jusqu’auprès d’un étang, où il avait vu souvent, disait-il, beaucoup d’animaux de toutes sortes, et particulièrement des cigognes dont l’allure grave et les clappements singuliers avaient toujours excité son attention.
Le calife agréa avec empressement la proposition de son vizir et se dirigea aussitôt avec lui vers l’endroit indiqué. À peine arrivés sur le bord de l’étang, nos deux amis aperçurent une vieille cigogne se promenant sérieusement de long en large en chassant aux grenouilles et marmottant je ne sais quoi dans son long bec, et presque au même instant ils découvrirent en l’air, à une très-grande hauteur, un autre de ces oiseaux dont le vol paraissait tendre aussi de leur côté.
« Je parierais ma barbe, gracieux seigneur, dit le vizir, que ces deux bêtes vont avoir tout à l’heure une belle conversation. Qu’en dites-vous ? Si nous nous changions en cigognes ?
– Soit, répondit le calife ; mais avant tout, recordons-nous un peu et fixons bien dans notre esprit comment on redevient homme.
– Rien de plus facile, fit le vizir d’un ton dégagé ; nous nous inclinons trois fois vers l’Orient en disant : MUTABOR…
– Et je redeviens calife et toi vizir, poursuivit Chasid ; fort bien. Mais ne va pas rire, au nom du ciel, ou sinon nous sommes perdus. »
Tandis que le calife parlait ainsi, il aperçut distinctement planant au-dessus de leurs têtes et descendant peu à peu vers la terre, la cigogne qui ne leur était apparue d’abord que comme un point noir perdu dans l’espace. Incapable de résister plus longtemps à son envie, il tira vivement la tabatière de sa ceinture ; il y puisa une large prise, la présenta à son vizir qui prisa pareillement, et tous deux s’écrièrent : « MUTABOR ».
Le mot magique était à peine prononcé, que leurs jambes se ratatinèrent et devinrent grêles et rouges. Dans le même instant, les belles pantoufles jaunes du calife et celles de son compagnon firent place à d’affreux pieds de cigogne ; leurs bras se changèrent en ailes, leur cou s’élança d’une aune au-dessus de leurs épaules ; enfin, et pour compléter la métamorphose, leur barbe s’évanouit et tout leur corps se couvrit d’un moelleux duvet.
« Vous avez là un bien beau bec ! monsieur le grand vizir, s’écria le calife en sortant d’un long étonnement. Par la barbe du Prophète ! je n’ai de ma vie rien vu de pareil.
– Je vous remercie très-humblement, répondit le grand vizir en pliant son long cou ; mais, si je l’osais, je pourrais affirmer de mon côté a votre hautesse qu’elle me semble presque avoir encore meilleur air en cigogne qu’en calife.
– Flatteur ! dit le calife, la métamorphose ne t’a pas changé.
– Non, en conscience, protesta le vizir du plus grand sérieux du monde, je n’ai dit que la pure vérité. Mais allons donc un peu, s’il vous plaît, du côté de nos camarades, et voyons enfin si nous savons vraiment parler cigogne. »
Tandis qu’ils devisaient ainsi, la cigogne avait pris terre. Après avoir coquettement épluché ses pattes et lissé ses plumes à l’aide de son bec, elle s’avança vers la chercheuse de grenouilles, qui continuait toujours son même manège. Le calife et son vizir s’empressèrent de les rejoindre, et je vous laisse à penser quelle fut leur stupéfaction en entendant le dialogue suivant :
« Bonjour, madame Longues-Jambes ; si matin déjà sur la prairie !
– Mille compliments, chère Joli-Bec ; je viens de me pêcher un petit déjeuner dont je serais fort honorée que vous voulussiez bien prendre votre part. Un quart de lézard, une cuisse de grenouille vous agréeront peut-être ?
– Je vous rends grâce, je ne suis pas en appétit. Aussi bien suis-je venue sur la prairie pour un tout autre motif : je dois danser ce soir un grand pas dans un bal que donne mon père, et je voudrais auparavant m’exercer un peu à l’écart. »
Tout en parlant, la jeune cigogne s’était mise à sautiller, en décrivant à travers la prairie les figures les plus baroques. Le calife et le grand vizir considéraient tout cela les yeux écarquillés, le bec grand ouvert et sans pouvoir parvenir à se remettre de leur étonnement. Mais lorsque la jeune danseuse, en manière de bouquet final, se tint sur une seule patte, dans une pose de sylphide, le corps incliné et battant agréablement des ailes, tous deux alors n’y purent tenir. Un fou rire s’échappa de leur long bec, si puissant, si irrésistible qu’ils furent un long temps avant de le pouvoir modérer. Le calife le premier parvint à se contenir. « Vraiment, s’écria-t-il, c’était une bonne bouffonnerie, une charge impayable. Il est fâcheux seulement que ces sottes bêtes se soient effarouchées de nos rires : sans cela, bien sûr, elles allaient chanter. »
Mais alors il revint en pensée au vizir que le rire était interdit pendant la métamorphose sous peine d’abêtissement indéfini ; et soudain, ce ressouvenir apaisant son hilarité, l’air tout penaud, il fit part au calife de son inquiétude.
« Peste ! fit Chasid, par la Mecque et Médine ! ce serait une bien mauvaise plaisanterie si j’allais rester cigogne. Mais rappelle-toi donc un peu ce qu’il faut faire pour nous débêtifier ; je n’en ai plus, moi, la moindre idée.
– Nous devons trois fois nous incliner vers l’Orient, se hâta de dire le vizir, et prononcer en même temps MU… MU… MU… diable de mot ! Essayons cependant ; cela nous reviendra peut-être. »
Aussitôt les deux cigognes de saluer le soleil et de s’incliner tant et si bien que leurs longs becs labouraient presque le sol. Mais, ô misère ! le mot magique avait fui de leur mémoire. En vain le calife s’inclinait et se réinclinait ; en vain Manzour s’épuisait à crier MU… MU… MU… Ils avaient l’un et l’autre totalement perdu le souvenir des dernières syllabes.
Et voilà comment le malheureux Chasid et son infortuné vizir furent changés en cigognes et demeurèrent emplumés plus longtemps qu’ils ne l’eussent voulu.
III
Nos deux pauvres enchantés erraient tristement à travers la campagne, le cerveau brisé des efforts qu’ils avaient faits pour rompre le charme qui les tenait captifs, et ne sachant à quoi se résoudre dans leur malheur. De sortir de leur peau de cigogne, il n’y fallait plus songer ! Il leur venait bien en pensée, par instants, de rentrer dans la ville et d’essayer de s’y faire reconnaître. Mais à qui pourraient-ils persuader qu’une misérable cigogne fût le brillant calife Chasid ? Et puis, à supposer même qu’on voulût bien les croire, les habitants de Bagdad consentiraient-ils alors à se laisser gouverner par un prince de figure si étrange ?
Ils vaguèrent ainsi plusieurs jours en se nourrissant piètrement de fruits sauvages qu’ils ne pouvaient encore avaler qu’à grand’peine à cause de leur long bec. Quant aux lézards et aux grenouilles dont se délectaient leurs nouvelles compagnes, ils se sentaient médiocrement portés vers ce régal, dont ils redoutaient d’ailleurs les suites pour leur estomac.
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