Lorsque nous nous en fûmes un peu rapprochés, je reconnus ce même vaisseau qui nous avait serrés de si près pendant la nuit, et dont la vue avait jeté le capitaine dans un si grand effroi. Je me sentis frissonner à mon tour. L’exclamation du capitaine, qui s’était si épouvantablement confirmée, l’apparence déserte du navire, les cris que nous poussions et auxquels nulle voix ne répondait, tout cela m’épouvantait étrangement ! et cependant c’était notre unique moyen de salut, et nous bénissions le Prophète de nous l’avoir si miraculeusement offert.

À force de manœuvrer des pieds et des mains en guise d’avirons, nous finîmes par aborder le vaisseau mystérieux ; mais nous eûmes beau alors héler et crier de toute la force de nos poumons, rien ne bougea au-dessus de nos têtes, pas une voix ne nous répondit. Un long cordage pendait le long des flancs du navire ; je m’en saisis, et en un moment je fus sur le pont.

Quel spectacle m’y attendait ! Aujourd’hui encore, après tant d’années, je ne puis me le rappeler sans frémir d’horreur.

Le pont était rouge de sang. Vingt ou trente cadavres, en costume turc, étaient étendus pêle-mêle sur le plancher. Au pied du grand mât se dressait un homme richement habillé et le sabre à la main ; mais son visage était livide et décomposé. Lui aussi était mort !… Une longue cheville de fer, qui lui traversait le crâne, le clouait au mât et le maintenait debout.

La terreur enchaînait mes pas. De même que dans un cauchemar, j’osais à peine respirer. Enfin mon compagnon me rejoignit, et son saisissement fut égal au mien, à la vue de ces cadavres amoncelés. Nous nous hasardâmes cependant, après avoir invoqué le Prophète, à pousser plus avant ; mais, à chaque pas que nous faisions, nous découvrions des choses de plus en plus horribles. Autour de nous, d’ailleurs, toujours même silence et même calme lugubre, pas un souffle, pas un bruit : rien ne bougeait ici ni là, rien ne vivait que nous et l’Océan, dont le sein se gonflait et s’abaissait à intervalles égaux comme une poitrine humaine. Nous étions arrivés ainsi à l’entrée d’un escalier conduisant aux chambres du navire. Là nous fîmes halte et nous nous regardâmes l’un l’autre, comme pour nous demander s’il fallait pousser plus avant.

« Ô maître ! dit enfin mon fidèle serviteur, il s’est passé ici quelque chose d’effroyable, et peut-être les meurtriers occupent-ils encore le navire ; mais, quoi qu’il doive nous arriver, descendons, je ne saurais supporter plus longtemps cet horrible spectacle. »

En bas comme en haut régnait un silence de mort que troublait seul le bruit de nos pas. Nous arrivâmes à la porte de la cabine. J’y appliquai mon oreille et j’écoutai. Aucun bruit ne s’étant fait entendre, je poussai la porte. La chambre offrait l’image du plus complet désordre. Des habits, des armes, des objets de toute sorte y gisaient pêle-mêle ; rien n’était à sa place. L’équipage, ou du moins le capitaine et ses officiers, devaient avoir fait dans ce lieu quelque orgie récente suivie sans doute d’une rixe acharnée, car des taches de sang et de vin maculaient encore le plancher. Nous poursuivîmes notre inspection de chambre en chambre et d’étage en étage, et partout nous trouvâmes une riche cargaison de soie, de perles, de poudre d’or et d’autres marchandises rares et précieuses. Cette découverte m’arracha pour un instant à mes sinistres préoccupations. Personne que nous ne se trouvant sur le navire, je me croyais autorisé à m’approprier le tout, et déjà je voyais ma fortune faite ; mais Ibrahim, de sens plus rassis, me fit observer que ma joie était au moins prématurée et qu’il fallait avant tout songer à gagner la terre.

Après que nous nous fûmes un peu réconfortés avec des mets et des liqueurs que nous trouvâmes en abondance dans la cabine, nous nous décidâmes enfin à remonter sur le pont ; mais l’épouvante revint encore s’emparer de nous comme la première fois à l’aspect des cadavres.

« Délivrons-nous-en en les jetant par-dessus le bord, » dis-je à Ibrahim. Mais jugez, si vous le pouvez, de notre terreur, quand nous nous aperçûmes que nous ne pouvions déranger de sa place aucun de ces morts : ils tenaient au vaisseau par des liens enchantés ! Le capitaine non plus ne voulut pas se laisser détacher de son mât, et nous ne pûmes même pas arracher son cimeterre de sa main roide et glacée.

Lorsque la nuit commença à tomber, j’engageai le vieil Ibrahim à dormir un peu pour réparer ses forces, voulant moi-même veiller sur le pont et guetter s’il ne nous arriverait pas quelque secours.

La lune venait de se lever, et, d’après la position des étoiles, je calculais qu’il devait être environ onze heures, lorsqu’un besoin de sommeil si irrésistible s’empara de moi, qu’involontairement je me laissai tomber derrière un tonneau qui se trouvait sur le pont. Je ne dormais qu’à moitié cependant ; car j’entendais très-distinctement la mer battre contre les flancs du vaisseau et le vent gémir et siffler dans les voiles et les cordages. Tout à coup, je crus distinguer à mes côtés des voix et des pas d’hommes. Je voulus me relever pour m’assurer du fait, mais une puissance invincible tenait mes membres enchaînés, et il me fut impossible même d’entr’ouvrir les yeux. Cependant les voix devenaient toujours plus distinctes, et il me semblait qu’un nombreux équipage s’agitait sur le pont. Par instants, le sifflet du commandement retentissait à mes oreilles, et je percevais très-nettement alors le bruit de la manœuvre. Mais peu à peu le sentiment m’abandonna et, malgré mes efforts pour résister à l’engourdissement qui me gagnait, je tombai dans un lourd sommeil, pendant lequel je crus entendre encore, mais un instant seulement, et d’une manière tout à fait confuse, les cris des matelots et comme un cliquetis d’armes.

Lorsque je me réveillai, le soleil était déjà haut sur l’horizon et me brûlait le visage. Sur le pont les cadavres gisaient immobiles ; immobile était le capitaine cloué à son mât.