« Tenez, mon enfant, mangez ceci, » lui dit-il en lui présentant dans une petite boîte de jonc une espèce de confiture sèche et de couleur verdâtre.

« La princesse eût avalé des couleuvres vivantes, s’il l’eût fallu, pour reconquérir sa beauté ! Elle ne se fit donc pas prier pour goûter à la drogue du derviche, et soudain un cri d’admiration s’éleva dans toute la salle : la princesse était redevenue plus jolie que jamais, ce dont elle s’assura aussitôt elle-même avec un empressement charmant, en se précipitant devant une glace dont le témoignage lui rendit enfin toute sa bonne humeur.

« Cependant le derviche, se retournant vers le roi qui contemplait sa fille d’un œil enivré :

« Que me donneras-tu, lui dit-il, si, par la puissance de mon art, je fais pour toi, pour vous tous, ce que j’ai fait pour la princesse Amarza ?

« – Parle, bon derviche, dis-moi ce que tu veux et je promets de te l’accorder. »

« Le derviche se taisait, comme hésitant à formuler une demande ou doutant peut-être de la parole royale.

« Tiens ! lui dit le roi, viens ! » Et l’entraînant vers son trésor, il étala sous ses yeux toutes les richesses qui y étaient entassées, en le suppliant de choisir ce qui lui plairait, ou même de prendre tout si bon lui semblait, pourvu qu’il lui rendît un visage humain.

« Dès l’entrée, le derviche, ou plutôt Mouck, car c’était lui, vous l’avez déjà reconnu sans doute, avait aperçu dans un coin ses chères babouches et sa petite canne, et tout en feignant d’examiner attentivement les merveilleux objets qui décoraient la salle, il s’avançait petit à petit dans cette direction.

« Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois pas des babouches, il sauta dedans d’un seul bond, saisit sa petite canne d’une main, de l’autre arracha sa fausse barbe et se montra aux yeux étonnés du roi sous les traits bien connus de l’exilé Mouck.

« Roi perfide !, s’écria-t-il, monarque imbécile ! qui payes d’ingratitude les fidèles services de tes vrais amis, tandis que tu te laisses sottement tromper par des coquins audacieux, la difformité qui t’a atteint est la juste punition de ta fourberie et de ta sottise. Tu garderas tes oreilles d’âne ; tu les garderas éternellement, afin qu’elles te rappellent sans cesse l’indigne traitement que tu as fait subir au pauvre Mouck.

« – Coquin ! » dit le roi, sortant de son ébahissement, tu périras sous le bâton ; » et de tous ses poumons il appela ses serviteurs à son aide.

« Mais Mouck tourna rapidement trois fois sur lui-même en souhaitant d’être transporté à cent lieues de là, et s’élançant par la fenêtre ainsi qu’un oiseau, il était hors de vue avant qu’aucun esclave fût arrivé.

« Après avoir couru le monde quelque temps et gagné par le moyen de ses deux talismans une très-grande aisance, le petit Mouck revint se fixer à Nicée, où il n’a pas cessé de vivre depuis lors, mais toujours solitaire ; car il a gardé, non de la haine, son âme douce en est incapable, mais un profond mépris et presque du dégoût pour les hommes, par suite du commerce qu’il a eu avec eux. Il a du reste acquis dans ses voyages une expérience et une sagesse rares ; et, malgré son extérieur étrange, le petit Mouck, – retiens bien ceci, me dit mon père en finissant – le bon petit Mouck a droit, par ses malheurs et ses vertus, aux respects et à l’admiration de tous bien plus qu’à leurs moqueries. »

Tout le temps qu’avait duré ce récit, je n’avais pas cessé d’y apporter la plus grande attention, et, lorsqu’il fut achevé, je protestai avec effusion des regrets que je ressentais de ma conduite indigne envers le petit homme. Mon père me félicita beaucoup de ce retour à des sentiments meilleurs et m’engagea à y persévérer ; mais, comme il ne revenait jamais sur ce qu’il avait une fois résolu, il reprit en même temps son rotin et m’administra scrupuleusement la seconde moitié de la correction qu’il m’avait promise.

Je m’empressai de raconter à mes petits camarades les merveilleuses aventures du petit Mouck : et sa bonté d’enfant, non moins que les puissances occultes dont il disposait, nous inspirèrent pour lui une telle vénération, que jamais depuis lors aucun de nous ne s’avisa de lui faire la moindre niche. Tout au contraire, nous l’entourâmes aussi longtemps qu’il vécut des plus grandes marques de considération, et, s’il venait à passer devant nous dans ses jours de sortie, nous nous inclinions devant ses grandes babouches avec autant de respect que nous l’eussions pu faire devant le cadi lui-même ou le mufti de la grande mosquée.

LE VAISSEAU MAUDIT

 

La plaisante narration de Muley obtint un succès de fou rire unanime. M. Mouck et ses babouches endiablées trottèrent toute la nuit par la cervelle de nos voyageurs, et le lendemain matin, ils riaient encore aux éclats des mésaventures et de la malicieuse vengeance du petit homme, dont la mirifique histoire fut presque l’unique objet de leurs conversations de tout le jour. Après le repas du soir, cependant, Muley, le conteur de la veille, s’adressant au vieil Achmet avec tout le respect dû à sa barbe blanche : « Ne consentirez-vous pas aussi, lui dit-il, à nous raconter quelque chose, histoire ou conte, légende ou souvenir ? car votre vie, ô mon père ! ajouta le jeune homme en s’inclinant profondément, a dû être fertile en aventures de tout genre. »

Achmet parut acquiescer à cette invitation par un léger signe de tête ; mais il demeura un moment sans répondre et comme se demandant à lui-même ce qu’il devait raconter.

« Chers amis, dit-il enfin, vous vous êtes montrés pour moi, pendant tout le cours de notre voyage, des compagnons attentifs et dévoués, et Sélim aussi, depuis le peu de jours que nous nous connaissons, a su gagner ma confiance : ce n’est donc pas un conte inventé à plaisir que je vous redirai, mais une histoire, une histoire prodigieuse et effroyable, qui m’est arrivée dans ma jeunesse et à laquelle je ne puis songer encore sans une insurmontable horreur : c’est ma rencontre avec le vaisseau maudit. »

 

Mon père possédait une petite boutique dans la ville de Balsora. Ni pauvre ni riche, il était d’ailleurs de ces gens qui ne se risquent pas volontiers dans les spéculations aventureuses, de peur d’y perdre en un jour le fruit de longues années de travail. Il redoutait la mer particulièrement, et jamais il n’avait osé hasarder la moindre cargaison sur les flots. Un jour cependant, un de ses amis vint lui proposer une affaire de ce genre qui présentait de si magnifiques chances de gain, que mon père se laissa séduire et consentit à entrer pour mille besans, le plus clair de son bien, dans le nolisement d’un navire. Huit jours après, nous apprîmes que le navire avait été assailli par une tempête, presque au sortir du port, et qu’il avait péri corps et biens. Le saisissement qu’éprouva mon père en recevant cette nouvelle fut si violent, qu’il en mourut subitement sans avoir pu prononcer un seul mot. Pour moi, qui venais d’atteindre mes dix-huit ans, ce désastre n’abattit pas mon jeune courage. Je fis argent de tout ce que mon père avait laissé, et je résolus de partir, afin d’aller chercher fortune à l’étranger. Un seul de nos vieux serviteurs, qui avait conçu pour moi un réel attachement, ne voulut pas séparer sa destinée de la mienne. Je l’emmenai donc.

Nous nous embarquâmes dans le port de Balsora, par un vent favorable, à bord d’un navire en destination de l’Inde. Depuis quinze jours déjà nous étions en mer, lorsque le capitaine nous annonça une tempête prochaine. Son visage bouleversé semblait indiquer qu’il ne connaissait pas suffisamment sa route dans ces parages pour qu’il pût sans appréhension y subir une tempête. Il ordonna de ferler toutes les voiles, et nous attendîmes ainsi les événements.

La nuit était venue claire et froide, et déjà le capitaine croyait s’être mépris sur les signes avant-coureurs de la tempête, quand tout à coup un navire, que nous n’avions pas aperçu jusque-là, glissa si près du nôtre qu’il semblait presque le toucher. Un immense cri de terreur retentit sur notre pont. Le capitaine, qui était à mes côtés, devint plus pâle qu’un linceul. « Mon navire est perdu, s’écria-t-il, la Mort fait voile avec nous. » Avant que j’eusse pu l’interroger sur le sens de cette exclamation, les matelots se précipitèrent autour de lui en criant et se lamentant. « L’avez-vous vu ? l’avez-vous vu ? répétaient-ils avec angoisse. Malheureux que nous sommes ! c’est fait de nous ! »

Après avoir essayé de se calmer par la lecture de quelques versets du Coran, le capitaine alla lui-même se mettre à la barre afin de diriger notre marche. Vains efforts ! La tempête nous gagnait à vue d’œil, et, avant qu’une heure se fût écoulée, notre vaisseau se coucha sur le flanc avec un craquement horrible. Cependant nous nous étions jetés dans les chaloupes, et nous nous efforcions, non de nous diriger, c’était impossible, mais de nous soutenir au moins sur les flots en fureur. La tempête durait toujours, et cette effroyable nuit semblait ne devoir jamais finir. Nous appelions le jour ardemment, ignorant quel nouveau désastre il devait encore nous apporter ! En effet, aux premières lueurs de l’aube, le vent enveloppa notre barque dans un tourbillon et la renversa. Depuis lors, je ne revis plus aucun de ceux qui s’étaient trouvés sur le vaisseau. L’orage m’avait abasourdi, et quand je revins à moi, après un long évanouissement, je fus tout étonné de me trouver dans les bras de mon vieux serviteur, qui s’était cramponné à la barque chavirée et m’avait tiré après lui.

La mer s’était calmée enfin, et, debout sur notre chaloupe aux trois quarts brisée, nous interrogions avidement l’horizon sans bornes, quand tout à coup, dans un lointain vaporeux, un navire nous apparut, vers lequel, par bonheur, la brise nous poussait.