À force de nous creuser la tête pour découvrir la raison de ce phénomène, nous pensâmes que sans doute les morts, orientaient chaque nuit le navire dans le sens opposé à la direction que nous voulions suivre, et nous faisaient perdre ainsi le chemin parcouru.

Afin de parer à ce nouveau danger, qui menaçait de nous retenir éternellement captifs au milieu de l’Océan, nous résolûmes de ferler toutes les voiles avant que la nuit fût venue, et de les mettre à l’abri des atteintes des morts à l’aide du même moyen dont nous avions usé déjà pour la porte de la cabine. Nous écrivîmes donc le nom du Prophète sur un parchemin, ainsi que la formule du grand-père, et nous attachâmes le tout sur chacune des voiles. Cela fait, nous attendîmes avec anxiété dans notre cachette ce qu’il en adviendrait. Le vacarme parut être cette fois plus violent encore qu’à l’ordinaire ; mais au matin nous nous aperçûmes avec bonheur que les voiles n’avaient pas été déroulées. Nous ne les tendîmes plus dès lors que pendant le jour, et, grâce à cet heureux stratagème, nous avançâmes enfin, lentement il est vrai, mais régulièrement.

Le matin du sixième jour nous découvrîmes la terre, et par un mouvement spontané nous tombâmes à genoux, mon vieil Ibrahim et moi, et nous bénîmes le Seigneur pour notre délivrance miraculeuse. Nous allions donc rentrer dans le monde des vivants !

L’espoir d’échapper bientôt à notre tombeau flottant triplant nos forces, nous parvînmes à mouiller une ancre qui toucha le fond presque aussitôt, et mettant à la mer une petite chaloupe qui se trouvait sur le pont, nous fîmes force de rames vers le rivage.

Après avoir pris dans un caravansérail quelque repos dont nous avions grand besoin, afin de nous remettre de tant de fatigues et d’émotions, je m’enquis d’un homme sage et judicieux, en donnant à entendre à l’hôte que j’avais à consulter sur des choses touchant à la magie. Il me comprit et me conduisit dans une rue écartée, vers une maison de peu d’apparence, à laquelle il frappa en me disant que je n’avais qu’à demander le sage Muley.

« Vraisemblablement, me dit le sage Muley après avoir entendu mon histoire, c’est par suite de quelque crime que les gens de ce vaisseau sont retenus par enchantement sur la mer. Le charme cesserait, je pense, si on les transportait à terre ; mais on n’en pourrait venir à bout qu’en enlevant avec eux les planches sur lesquelles ils sont couchés. »

Je promis à Muley de le bien récompenser s’il voulait m’aider dans cette opération. Il y consentit, et nous nous mîmes en route, suivis de cinq esclaves munis de scies et de haches. Chemin faisant, le vieux magicien ne pouvait assez louer la bonne inspiration que nous avions eue d’enrouler autour des voiles des versets du Coran : « Sans cette heureuse idée, répétait-il sans cesse, vous n’auriez jamais pu aborder aucune terre. »

Il était de bonne heure encore lorsque nous arrivâmes au navire. Nous nous mîmes tous à l’œuvre, et au bout de peu de temps quatre des morts étaient déjà descendus dans notre barque. Deux esclaves les conduisirent à terre aussitôt pour les y ensevelir ; mais lorsqu’ils revinrent, ils nous racontèrent que les morts leur avaient épargné la peine de l’inhumation : à peine avaient-ils touché le rivage qu’ils étaient tombés en poussière. Nous continuâmes notre œuvre, et avant le soir tous les morts furent transportés à terre. Il n’en restait plus qu’un seul à bord, celui qui était cloué au mât ; mais nous cherchâmes vainement à arracher du bois le clou qui lui traversait le crâne : aucun effort, aucun outil ne put le déplacer d’une ligne. Je ne savais plus à quel moyen avoir recours, à moins de couper le mât, lorsque Muley s’avisa d’un expédient. S’étant fait apporter par un esclave un vase rempli de terre, il prononça dessus quelques paroles mystérieuses et le versa sur la tête du mort. Aussitôt les yeux du cadavre roulèrent dans leur orbite ; il fit une profonde aspiration, et, dans le même moment, la plaie de son front commençant à saigner, le clou se détacha de lui-même et le blessé tomba dans les bras d’un esclave.

« Qui m’a conduit ici ? » dit-il d’une voix affaiblie. Et Muley m’ayant désigné du doigt : Ah ! soyez béni, jeune étranger, poursuivit-il avec effort, vous m’avez arraché à un bien long martyre. Depuis cinquante années mon corps était errant sur ces flots dans l’état où vous l’avez trouvé, et chaque nuit mon esprit était condamné à revenir l’animer d’une horrible vie. Mais à présent la terre a touché mon front et je puis, réconcilié désormais, retourner vers mon père. »

Je le priai de nous dire comment il était tombé dans cette déplorable condition, et il reprit :

« Il y a cinquante ans, j’étais un puissant seigneur et j’habitais Alger. J’avais assez de fortune pour ne faire aucun commerce ; mais, poussé par la soif du lucre et pensant d’ailleurs pouvoir me livrer plus aisément ainsi à mes penchants déréglés, j’équipai un navire avec lequel je me mis à faire la course. Je menais ce train de vie depuis quelque temps déjà, lorsque je pris un jour à mon bord, à Zante, un pauvre derviche qui revenait de la Mecque. Mes compagnons et moi nous étions de rudes gens, et nous avions fort peu de souci de la sainteté du bonhomme. Plus d’une fois même il fut, de notre part, l’objet d’indécentes moqueries qu’il supportait toujours avec douceur, se contentant de nous en reprendre doucement. Mais un jour où j’avais bu outre mesure, et que dans son saint zèle il me reprochait les dérèglements de ma conduite, la colère me saisit, je l’abattis à mes pieds et lui plantai mon poignard dans la gorge. En expirant il nous maudit tous et nous condamna, moi et mon équipage, à ne pouvoir ni vivre ni mourir, jusqu’à ce que notre tête eût été couverte de terre. Nous lançâmes le malheureux derviche à la mer en nous raillant de ses menaces ; mais la nuit n’était pas encore achevée, qu’elles avaient déjà reçu leur épouvantable accomplissement. Une partie de l’équipage, entraînée par mon lieutenant, se révolta contre moi, et nous nous battîmes avec une rage inouïe, jusqu’à ce que tous ceux qui s’étaient rangés de mon parti fussent couchés à mes pieds. Pour moi, je fus cloué au grand mât par ces forcenés, qui ne tardèrent pas à succomber eux-mêmes aux graves blessures qu’ils avaient reçues ; et bientôt mon navire ne fut plus qu’un immense tombeau !

« Mes yeux se fermèrent, ma respiration s’arrêta ; je crus mourir, mais hélas ! ce n’était qu’une sorte d’engourdissement passager qui m’avait saisi. La nuit suivante, à la même heure où nous avions lancé le derviche à la mer, je me réveillai et tous mes compagnons avec moi : la vie nous était rendue pour quelques heures, mais sans que nous pussions rien faire ni rien dire que ce que nous avions dit et fait pendant cette lugubre nuit.

« Ce supplice horrible a duré cinquante années !…

« C’était avec une joie sauvage que nous nous lancions, toutes voiles dehors, dans la tempête, espérant qu’enfin les éléments seraient plus forts que l’anathème du derviche, et que nous pourrions nous briser sur quelque écueil.