Malheureux que nous étions ! la mort ne voulait pas de nous !… Mais à présent, je suis délivré ! je sens ma vie s’écouler peu à peu avec mon sang… Merci encore une fois, ô mon sauveur inconnu !… Si des trésors… te peuvent récompenser… prends mon vaisseau… je te le donne… comme un faible témoignage… de ma reconnaissance… Adieu ! »
Ainsi dit le capitaine, et laissant tomber sa tête sur sa poitrine, il expira.
Après que j’eus échangé, avec un grand bénéfice, les marchandises que j’avais à bord, j’enrôlai des matelots, je récompensai richement le sage Muley, et je mis à la voile pour retourner dans ma patrie.
Mes compatriotes furent grandement étonnés de ma fortune rapide et se livrèrent à mon sujet aux suppositions les plus étranges, sans arriver à la vérité. Il fallait à tout le moins, disaient-ils, que j’eusse retrouvé la fameuse vallée de diamants du célèbre voyageur Sindbad. Je les laissai dans leur croyance, et depuis lors, à peine les jeunes gens de Balsora ont-ils atteint leur dix-huitième année, qu’on les envoie courir le monde pour tâcher d’y trouver une fortune semblable à la mienne. Mais le monde est vaste, la mer est profonde, les trésors sont rares ; aussi dis-je toujours à mes jeunes compatriotes partant pour les lointains voyages, le cœur plein de désirs, la tête pleine d’illusions : « Enfants, s’il vous arrive de faire quelque heureuse trouvaille, profitez-en et remerciez le Seigneur : mais le trésor le plus précieux, sachez-le bien, c’est le courage et la persévérance. Avec celui-là on acquiert tous les autres. »
LES AVENTURES DE SAÏD
« Brrr ! fit Muley, lorsque Achmet eut cessé de parler, quoique tout ait fini par s’arranger au mieux, je suis encore tout frissonnant du supplice de ce malheureux capitaine, avec son grand diable de clou dans le front. Je ne veux pas aller dormir là-dessus, j’en rêverais sûrement ! Aussi bien, mon cher Abdul, poursuivit-il en se tournant vers le cinquième marchand, il faut acquitter votre dette ce soir même, si vous ne voulez pas nous faire banqueroute. C’est demain que nous nous séparons tous, vous le savez. Allons ! ami, nous vous écoutons ! et quelque chose de vif et de gai, si c’est possible, afin d’effacer de notre esprit les sinistres images du vaisseau maudit.
– J’y ferai de mon mieux, dit Abdul en laissant retomber sur ses genoux le long tuyau de son narguileh, et, si votre attention n’est pas trop fatiguée, peut-être prendrez-vous quelque intérêt au récit des épreuves, des combats et des prouesses de mon compatriote Saïd, dont le nom et l’histoire, après tant d’années, sont encore si populaires à Bagdad ! »
Du temps d’Haroun-al-Raschid, le fameux calife de Bagdad, il y avait à Balsora un brave homme du nom de Benezar, que l’on citait à l’envi comme un modèle de bonheur et de sagesse. Il avait juste assez de bien pour vivre à son aise et paisiblement sans se livrer à aucun métier ni négoce, et lorsque étant déjà sur l’âge, il lui naquit un fils, il ne pensa pas devoir pour cela modifier son train de vie habituel. « Pourquoi me mettrais-je à trafiquer ou à spéculer dans ma vieillesse ? dit-il à ses voisins : pour laisser à mon fils Saïd mille tomans de plus, si mes entreprises tournent bien, ou mille de moins, peut-être, si cela va mal ? À quoi bon tenter le sort ? Où deux se rassasient, un troisième peut se nourrir, dit le proverbe. Que mon fils devienne seulement un bon et brave garçon, c’est l’essentiel, et, quant à la fortune, il en aura toujours assez. » Ainsi dit Benezar de Balsora, et il conforma sa conduite à ses paroles. Mais s’il ne crut devoir donner à son fils ni métier ni profession d’aucune sorte, il ne négligea pas cependant d’étudier attentivement avec lui le livre de la sagesse par excellence, le divin Coran ! Et comme, à son sens, rien ne décorait plus un jeune homme, à part l’instruction et le respect pour la vieillesse, qu’un bras puissant et un cœur hardi, il fit en même temps exercer Saïd au rude métier des armes. Celui-ci, grâce à cette mâle éducation, acquit bientôt parmi la jeunesse de Balsora la renommée d’un vaillant champion ; et, de fait, il n’était surpassé par aucun des garçons de son âge, ni même par de plus âgés, dans l’art de la natation, de l’équitation ou de l’escrime.
Lorsqu’il eut atteint ses dix-huit ans, son père jugea à propos de l’envoyer à la Mecque, afin qu’il accomplît ses devoirs religieux au tombeau du Prophète, ainsi qu’il est ordonné par la coutume et par la loi.
Saïd avait terminé ses préparatifs, et il était sur le point de se mettre en route, quand son père le manda une dernière fois et lui dit : « J’ai accordé à ta conduite passée, mon enfant, les éloges qu’elle mérite ; je t’ai donné pour l’avenir les conseils que m’a suggérés mon expérience, et je t’ai remis l’argent nécessaire à ton voyage ; cependant il me reste encore une communication à te faire, non plus en mon nom, cette fois, mais au nom vénéré de ta mère, morte, hélas ! depuis douze ans déjà, et que tes yeux ont bien peu connue. » Benezar essuya une larme que ce souvenir avait fait monter de son cœur à ses yeux et poursuivit en ces termes : « Je ne partage aucunement, pour ce qui me regarde, les idées du peuple au sujet de la magie, et je ne crois point du tout, par exemple, comme le font tant de gens, qu’il existe des génies, des fées, des enchanteurs, des magiciens, – qu’on les appelle comme on voudra, – dont les conjurations puissent exercer une influence quelconque sur la vie et la destinée des hommes. Ta mère, au contraire, croyait à toutes ces choses aussi fermement qu’au Coran, et, dans un moment d’abandon, après m’avoir fait jurer de ne révéler ce secret qu’au fils qui naîtrait d’elle, elle m’a confié qu’elle-même entretenait depuis son enfance des relations avec une fée. Jugeant inutile d’essayer de la désabuser, je me contentai de sourire de sa naïve croyance ; et cependant, je dois reconnaître, mon cher enfant, que ta naissance a été accompagnée de certains phénomènes qui m’ont moi-même étonné.
« Il avait plu et tonné tout le jour, et le ciel était si noir que l’on ne pouvait lire sans lumière. Vers quatre heures de l’après-midi on vint m’annoncer qu’il m’était né un fils. Je courus aussitôt à l’appartement de ta mère ; mais ses femmes me barrèrent le passage en me disant que personne ne pouvait entrer en ce moment, leur maîtresse les ayant renvoyées toutes en leur ordonnant de la laisser seule et de ne laisser pénétrer qui que ce fût auprès d’elle. Sans tenir compte de leurs dires, je heurtai à diverses reprises, j’appelai, je me nommai, mais le tout en vain : la porte demeura close.
« Dans le temps que je me morfondais ainsi dans le vestibule, au milieu des filles de service, le ciel s’éclaircit soudain avec une rapidité dont je n’avais jamais vu d’exemple ; mais ce qui me frappa surtout, c’est que, tandis qu’un ciel du plus pur azur s’arrondissait ainsi qu’un pavillon au-dessus de notre chère ville de Balsora, tout autour continuaient de rouler, avec des grondements sourds, des nuages aux flancs sombres, d’où s’échappaient incessamment d’éblouissants éclairs. J’étais encore absorbé par la contemplation de ce spectacle étrange quand la porte de ta mère s’ouvrit. Avide de voir et de bénir mon premier-né, je me précipitai aussitôt dans sa chambre ; mais, au moment où j’en franchissais le seuil, je fus frappé d’une si forte odeur de roses, que j’en demeurai pendant quelques secondes comme étourdi. Sans paraître le moins du monde incommodée au milieu de cette atmosphère enivrante, ta mère s’empressa alors de te soulever dans ses bras et de te déposer dans les miens, en me faisant remarquer un petit sifflet d’argent que tu portais pendu au cou par une longue chaîne d’or aussi fine qu’un fil de soie.
« La bonne fée dont je t’ai parlé un jour est venue ici, me dit ta mère, et c’est elle qui a fait ce cadeau à ton petit garçon.
« – Est-ce donc aussi la fée, lui répondis-je en riant, qui a éclairci le ciel si soudainement et répandu ici cette odeur de roses ? Mais, puisqu’elle est si puissante, elle eût bien pu, ce me semble, ajoutai-je par manière de raillerie, gratifier notre Saïd de quelque chose de mieux que ce petit sifflet. »
« Ta mère me ferma la bouche avec sa main en me conjurant de ne pas plaisanter là-dessus. Taisez-vous, me dit-elle ; les fées sont très-susceptibles, elles s’irritent facilement et peuvent, en un clin d’œil, changer leurs faveurs en disgrâces. »
« Je n’insistai pas, de peur de la contrarier, et même il ne fut plus question entre nous de cette singulière aventure, que six ans après, alors que la pauvre Zemira, quoique jeune encore, sentit que sa fin était proche. Elle me confia à ce moment le petit sifflet d’argent, et me chargea de te le remettre un jour, lorsque tu aurais atteint tes vingt ans, car elle ne voulait pas que je te quittasse avant cet âge. Peu après elle mourut. Et maintenant, mon enfant, voici le cadeau qui t’a été fait, poursuivit Benezar en tirant le joyau d’une petite cassette. De quelque part qu’il vienne, je te le remets ainsi qu’il a été recommandé ; et, si je m’en dessaisis avant le terme marqué, c’est que tu vas te mettre en route, et qu’avant ton retour, – je me fais vieux, mon enfant ! – il pourrait arriver que je fusse moi-même réuni à mes ancêtres. Je ne vois d’ailleurs aucune raison sérieuse pour que tu demeures encore ici deux années comme le désirait la sollicitude de ta mère : tu es un bon et prudent jeune homme, tu manies les armes avec autant de vigueur que pas un garçon de vingt-cinq ans ; je puis donc l’émanciper dès à présent tout aussi bien que si tu avais atteint déjà ta vingtième année. Va donc, mon enfant, que ma bénédiction t’accompagne ! et, dans le bonheur ou dans l’infortune, – dont puisse le ciel te préserver ! – pense quelquefois à ton vieux père. »
Telles furent les paroles de Benezar de Balsora en congédiant son fils ; et celui-ci, après avoir baisé les cheveux blancs du vieillard, s’éloigna vivement ému. Il avait passé autour de son cou la chaîne d’or de la fée, et glissé dans sa ceinture le petit sifflet d’argent. Son cheval était prêt, il sauta légèrement sur son dos et se dirigea vers le lieu désigné pour le rassemblement de la caravane.
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