Au bout de peu de temps, près de quatre-vingts chameaux et plus de cent cavaliers étaient réunis. Le signal du départ fut donné, et, moins d’une heure après, Saïd avait laissé derrière lui les portes de Balsora, qu’il ne devait plus revoir qu’après de longues années.
Le charme et la nouveauté d’un pareil voyage, les incidents de la route et les mille objets inconnus qui, pour la première fois, s’offraient aux regards de notre héros, absorbèrent son attention tout entière pendant les premiers jours. Mais, lorsqu’on approcha du désert, que la contrée devint toujours plus nue et l’horizon plus vaste, Saïd, se repliant sur lui-même, commença à réfléchir sur maintes choses, et entre autres sur l’étrange confidence que son père lui avait faite en partant.
Il tira le petit sifflet de sa ceinture, l’examina curieusement de tous les côtés, et finalement le porta à sa bouche pour l’essayer ; mais aucun son n’en sortit : Saïd eut beau enfler ses joues et souffler de toutes ses forces, le sifflet demeura muet.
« Voilà, se dit-il tout bas, un joyau assez inutile ; » et, le replaçant dans sa ceinture, il se mit à songer à autre chose.
Cependant les paroles mystérieuses de sa mère obsédaient toujours son esprit.
Maintes fois, en effet, durant son enfance, Saïd avait entendu raconter des histoires de fées ou d’enchanteurs ; mais n’ayant jamais appris que tel ou tel de ses voisins de Balsora eût été en rapport avec un de ces êtres surnaturels, et ayant toujours, au contraire, remarqué que les récits de ce genre se rapportaient à des pays lointains ou a des temps reculés, notre héros en avait conclu naturellement que le temps de semblables apparitions était passé et que les fées avaient cessé de visiter les hommes et de prendre part à leurs aventures. Mais, aujourd’hui, après l’étrange récit que lui avait fait son père que devait-il penser ? À force de repasser dans sa tête toutes les circonstances mystérieuses qui avaient entouré sa naissance, en s’efforçant de leur trouver une explication naturelle, Saïd s’absorba dans une rêverie si profonde qu’il demeura quasi tout un jour sur son cheval comme un homme endormi, sans se mêler aux entretiens de ses compagnons et sans entendre même leurs chansons ni leurs rires.
Saïd était un très-beau jeune homme. Son œil était vif et hardi, sa bouche pleine de grâce, et quoiqu’il eût dix-huit ans à peine, il possédait cependant déjà dans toute sa personne une certaine dignité que l’on rencontre rarement à cet âge. Sa bonne mine, encore rehaussée par son costume de guerre, et la manière élégante et ferme à la fois avec laquelle il manœuvrait son cheval, attirèrent donc naturellement sur lui l’attention de plusieurs de ses compagnons.
Un homme déjà avancé en âge, qui chevauchait à ses côtés et qui paraissait se complaire particulièrement dans sa société, essaya, par quelques questions, de mettre son esprit à l’épreuve. Saïd, profondément imbu du respect qu’on doit aux têtes blanches, répondit discrètement, mais avec esprit et convenance, à son interlocuteur. Celui-ci en éprouva une grande joie et ne fit que se montrer plus désireux encore de se lier avec son jeune compagnon. Ils s’entretinrent donc avec abandon sur toutes sortes de sujets ; mais Saïd n’ayant été occupé tout le jour que d’un seul objet, il arriva, comme il est ordinaire, que la conversation reprit peu à peu la pente où l’entraînait son esprit et finit par tomber sur le mystérieux pouvoir des fées. Le jeune homme fut amené ainsi à demander en termes positifs à son compagnon s’il croyait qu’il y eût des fées, des génies, enfin de bons et de mauvais esprits, et que les hommes fussent persécutés ou protégés par eux.
Le vieillard passa sa main dans sa longue barbe, hocha la tête et dit : « Pour ce qui est de moi, je n’ai jamais vu ni nains, ni géants, ni sylphes, ni gnomes, ni fées, ni enchanteurs, et cependant je dois avouer qu’il y a nombre d’histoires que l’on ne peut révoquer en doute et dans lesquelles on est bien forcé de reconnaître l’intervention de puissances surhumaines. » Et là-dessus le vieillard se mit à redire à son jeune ami tant et tant d’aventures merveilleuses, que Saïd, en proie à une sorte de vertige, et s’efforçant toujours de s’expliquer sa propre histoire, finit par conclure que tout ce qui s’était passé à sa naissance, cet orage si subitement dissipé et ces odeurs balsamiques répandues dans la chambre de sa mère, présageaient sans doute qu’il était placé lui-même sous la protection d’une bonne fée, laquelle ne lui avait donné le petit sifflet qu’afin qu’il pût l’appeler en cas de besoin.
Toute la nuit Saïd rêva châteaux forts, palais enchantés, chevaux volants, dragons, djins, etc., et vécut enfin en plein monde de féerie.
Hélas ! il devait éprouver dès le lendemain, le pauvre garçon, combien étaient vains les rêves qu’il avait caressés dans la veille et dans le sommeil ! La caravane avait cheminé paisiblement la plus grande partie du jour, Saïd continuant de se tenir aux côtés du vieillard, son ami, lorsque apparut à l’extrême limite du désert une sorte d’ombre épaisse et mal définie. Selon les uns c’était un monticule de sable, selon d’autres un simple nuage ; d’après d’autres encore, cela ressemblait plutôt à une nouvelle caravane ; mais le vieillard, qui avait fait déjà plusieurs traversées dans le désert, cria à haute voix que l’on se mit sur ses gardes, car cet objet inconnu n’était rien moins, selon lui, qu’une troupe d’Arabes pillards qui s’avançait sur eux. Les hommes s’élancèrent aussitôt sur leurs armes, les femmes et les bagages furent groupés au centre, et tout fut préparé pour faire tête à l’attaque. La masse suspecte continuait de se dérouler lentement sur la plaine et ressemblait en ce moment à une immense troupe de cigognes lorsqu’elles émigrent vers les lointaines contrées. Peu à peu cependant sa marche s’accéléra, et à peine commençait-on à discerner nettement les cavaliers et leurs longues lances, que la bande tout entière se précipita sur la caravane avec la rapidité du simoun, et l’enveloppa comme un tourbillon.
Les voyageurs se défendirent bravement, mais les assaillants étaient plus de quatre cents. Après avoir fait pleuvoir sur la caravane une grêle de traits qui causèrent déjà beaucoup de ravages dans ses rangs, ils s’apprêtèrent à la charger à la lance. Dans cet instant critique, notre héros, qui n’avait pas cessé de combattre au premier rang et de se signaler parmi les plus braves, Saïd se rappela tout à coup son petit sifflet ; il le saisit, l’emboucha, souffla dedans de toutes ses forces, et le laissa retomber tristement : il n’avait pas donné le plus léger son. Furieux de cette déception cruelle, et voulant du moins vendre chèrement sa vie, le vaillant jeune homme banda son arc avec violence, et, visant un des voleurs qui se faisait remarquer entre tous par la magnificence de ses vêtements, il le perça d’outre en outre. Le blessé vacilla un instant sur sa selle comme un homme ivre et tomba lourdement de cheval.
« Par Allah ! qu’avez-vous fait, jeune homme ? s’écria le vieillard ; nous sommes perdus à cette heure. » L’événement ne tarda pas à justifier cette parole ; car à peine les voleurs eurent-ils vu tomber la victime de Saïd qu’ils poussèrent un effroyable cri et se ruèrent sur la caravane avec une telle rage, que le peu d’hommes qui avaient réussi à tenir bon jusque-là furent terrassés en un clin d’œil. Saïd, pour sa part, se vit enveloppé par cinq ou six Arabes ; mais il maniait sa lance avec une rapidité et une vigueur telles qu’il faisait tête à tous. Déjà il avait fait mordre la poussière à deux de ses assaillants, quand une secousse violente le renversa lui-même sur la croupe de son cheval : l’un des voleurs avait réussi à lui lancer sur la tête une sorte de filet avec un nœud coulant que tous les efforts de notre malheureux héros ne purent parvenir à rompre. Plus il s’agitait au contraire, et plus la corde se nouait et se serrait fortement autour de son cou. Et voilà comment, en dépit de sa vaillance et de sa résistance désespérée, Saïd tomba vivant aux mains de ses ennemis.
La caravane tout entière était hors de combat, les uns tués, les autres prisonniers ; et les Arabes, qui n’appartenaient pas à une seule tribu, procédèrent sur-le-champ au partage des captifs et du reste du butin. Cela fait, une partie des voleurs prit la direction du sud, tandis que les autres remontèrent vers le levant. Saïd marchait entouré de quatre cavaliers armés jusqu’aux dents et qui dardaient sur lui des regards pleins de rage, en même temps qu’ils lui adressaient les plus violentes injures. Cela lui donna à penser que l’homme qu’il avait tué était sans doute un personnage distingué, peut-être même un prince ; mais les questions qu’il hasarda à ce sujet ne firent qu’exciter dans la bande un redoublement de fureur, sans qu’on daignât lui répondre un seul mot.
Après trois jours d’une marche fatigante, pendant laquelle on ne s’arrêta que juste le temps nécessaire pour laisser souffler les chevaux, on aperçut enfin dans le lointain des arbres et des tentes. C’était le principal noyau de la tribu. Lorsque la troupe n’en fut plus qu’à peu de distance, une foule de femmes et d’enfants se précipita à sa rencontre ; mais à peine les survenants eurent-ils échangé quelques mots avec les voleurs qu’un cri terrible sortit de toutes les poitrines : tous les regards se tournèrent vers Saïd, mille bras furent levés contre lui, et des imprécations sortirent de toutes les bouches : « C’est celui-là, s’écriait-on, c’est ce misérable chien qui a frappé le grand Almanzor, le brave des braves ! Il faut qu’il meure et que sa chair soit donnée en pâture aux chacals du désert. »
La troupe avançait toujours au milieu de ces cris de mort. Lorsqu’on fut parvenu à une sorte de place ménagée au milieu du camp, on fit halte. Les prisonniers furent liés deux à deux et répartis dans les tentes en même temps que le butin. Cependant Saïd, garrotté aussi, mais seul, fut entraîné dans une tente plus grande que les autres, où se tenait un vieillard richement vêtu et dont la mine fière et grave dénotait le haut rang.
1 comment