Connaissant mieux d’ailleurs que le malheureux Saïd les difficultés qu’offre le désert et la manière de les éviter, deux d’entre eux l’eurent bientôt dépassé et lui barrèrent la route ; Saïd voulut essayer encore de se jeter de côté, mais deux autres cavaliers étaient là lui faisant face, et le cinquième était sur son dos. Le serment qu’ils avaient fait de ne point tuer le jeune homme ne leur permettant pas de se servir de leurs armes contre lui, les brigands eurent encore recours cette fois à leur terrible lacet pour renverser Saïd de son cheval ; et tous ensemble, se précipitant sur lui comme des furieux, ils le frappèrent à coups redoublés avec le bois de leurs lances, et, lui ayant lié fortement les pieds et les mains, ils le jetèrent ainsi qu’une masse inerte sur le sable embrasé.

Saïd invoqua tour à tour leur pitié, leur serment, tous les sentiments enfin qu’il crut capables de faire vibrer leur âme ; il leur promit une énorme rançon, sa fortune entière !… Mais à toutes ses prières, à ses promesses, à ses cris lamentables, les vengeurs d’Almanzor ne répondirent que par des rires, féroces, et, remontant à cheval sans plus attendre, ils partirent au galop. Pendant quelques instants encore, le malheureux abandonné entendit retentir sourdement les pas de leurs montures, qui bientôt se perdirent dans l’éloignement ; et le désert retomba dans son morne silence.

Alors le pauvre Saïd se crut tout à fait perdu. Il pensa à son père, au chagrin du vieillard en ne voyant pas revenir son fils !… puis, faisant un retour sur lui-même, il s’attendrit sur sa misérable destinée : si jeune et mourir ! car, il n’en pouvait plus douter à cette heure, il était condamné à périr d’inanition sur le sable en feu du désert, ou – martyre plus horrible encore ! – à se voir déchirer tout vivant par la dent d’un chacal immonde.

Le soleil montait toujours et dardait ses implacables rayons sur le front de l’infortuné. Avec des peines inouïes il parvint à se retourner en se roulant sur le sable. Dans ce mouvement, le petit sifflet qu’il portait toujours suspendu à son cou tomba de ses vêtements. C’était une lueur d’espoir, et le malheureux garrotté s’épuisa en efforts surhumains pour en approcher sa bouche. Il réussit enfin à l’effleurer de ses lèvres, à le saisir, à l’emplir de son souffle… mais, hélas ! même dans cette effroyable situation, le sifflet ne rendit aucun son, le talisman demeura sans vertu ! Désespéré, n’en pouvant plus, l’âme et le corps brisés, Saïd laissa rouler sa tête en arrière, et, ses idées s’égarant peu à peu sous les ardeurs toujours croissantes du soleil, il finit par tomber dans un profond évanouissement ou, pour mieux dire, dans un anéantissement absolu.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, au bout desquelles Saïd fut réveillé par un grand bruit qui se faisait à ses côtés. Dans le même moment il se sentit violemment secouer l’épaule et poussa un cri d’effroi, car il s’imaginait déjà être entouré d’une troupe de chacals s’apprêtant à le dévorer. Mais des voix humaines retentissant à son oreille lui eurent bientôt fait reconnaître qu’il n’avait point affaire aux griffes d’une bête sauvage, mais aux mains d’un homme qui s’occupait de lui avec sollicitude et défaisait ses liens tout en causant avec deux ou trois autres individus. « Il respire encore, se disaient-ils entre eux, mais sa tête paraît égarée ; il nous prend pour des ennemis. »

Enfin Saïd ouvrit les yeux tout grands et aperçut devant lui la figure d’un gros homme court, à face rougeaude, avec de petits yeux rusés et une longue barbe. Ce personnage lui parla amicalement, l’aida à se dresser sur ses pieds et lui offrit à boire et à manger, ce dont le pauvre Saïd avait grand besoin. Tandis qu’il reprenait peu à peu ses forces, son sauveur se mit à lui raconter compendieusement qu’il était un marchand de Bagdad, qu’on l’appelait Kaloum-Bek, et qu’il faisait le commerce des châles, des voiles et autres fins tissus à l’usage des femmes. Il ajouta qu’il traversait le désert, revenant vers sa patrie, lorsqu’il avait trouvé Saïd étendu sur le sable, évanoui, à demi mort : ce spectacle avait éveillé sa pitié ; il s’était arrêté et avait tout mis en œuvre pour ranimer le moribond, que ses soins avaient fini par rappeler à la vie.

Quand le marchand eut fini sa narration, Saïd le remercia avec effusion en l’assurant de son éternelle reconnaissance ; car il était évident pour lui que sans l’intervention fortuite de ce digne homme, il n’aurait pas tardé à expirer misérablement. Kaloum-Bek s’excusa beaucoup de ne pouvoir le remettre dans sa route ; mais il était lui-même pressé par le temps, on l’attendait à Bagdad, ses affaires réclamaient sa présence, etc., etc., etc. Bref, il invita au contraire le jeune homme à l’accompagner. Bien que cela dût l’éloigner beaucoup du but de son voyage, Saïd n’avait guère d’autre parti à prendre que d’accepter cette offre, et il s’y résigna d’autant plus volontiers que le marchand lui donna l’assurance qu’il ne manquerait pas de trouver à Bagdad une occasion prochaine de regagner Balsora.

Chemin faisant, Kaloum-Bek, qui était fort bavard, ne fit qu’entretenir son compagnon de voyage du magnifique Haroun-al-Raschid, le commandeur des croyants. Il lui vanta son amour de la justice, sa sagacité, la manière simple et vraiment admirable avec laquelle il vidait les procès les plus embrouillés ; et, entre autres exemples à l’appui, il lui raconta l’histoire du Cordier, celle du Pot et des olives, histoires que connaît aujourd’hui chaque enfant et dont Saïd s’émerveilla fort. « Notre calife, poursuivit le marchand, est un homme prodigieux ! Vous imaginez-vous qu’il passe la nuit à dormir comme le commun des hommes ? Détrompez-vous : deux ou trois heures de sommeil vers le matin, c’est tout ce qu’il lui faut. Je sais ce qu’il en est, voyez-vous ! Messour, son premier chambellan, est mon cousin. Au lieu donc de se coucher comme tout le monde, le calife se promène la plus grande partie de la nuit à travers les rues de Bagdad, et rarement il se passe une semaine sans qu’il rencontre quelque aventure ; car, ainsi que vous l’avez pu voir dans l’histoire du Pot aux olives, qui est aussi vraie que la parole du Prophète, il ne fait pas sa ronde à cheval, en brillant costume, entouré de gardes et de porte-flambeaux, ce qu’il pourrait bien faire certes, si cela lui plaisait ; mais point : c’est sous l’habit d’un marchand, d’un soldat, d’un batelier, d’un mufti qu’il erre çà et là et s’assure par lui-même que tout marche bien et régulièrement. De là vient qu’il n’y a pas de ville au monde où l’on soit aussi poli qu’à Bagdad envers les gens inconnus qu’on rencontre la nuit. En effet, tel individu, qui a la mine d’un misérable Arabe du désert, pourrait fort bien être le calife en personne, et quelque méprise malencontreuse vous attirerait à coup sûr une rude bastonnade. »

Ainsi dit le marchand, et, bien que Saïd fût tourmenté d’un ardent désir de revoir son père, il se réjouit cependant de l’occasion qui s’offrait à lui de visiter la cité fameuse sur laquelle régnait le célèbre Haroun-al-Raschid. Après dix jours de route, nos voyageurs atteignirent Bagdad, et, malgré les descriptions qui lui en avaient été faites, Saïd ne put s’empêcher de s’étonner et de s’écrier sur la magnificence de cette ville, qui était précisément alors au plus haut point de sa splendeur. Le marchand invita gracieusement le jeune homme à ne pas chercher d’autre demeure que la sienne. « J’accepte, s’écria Saïd, et vous mettez le comble ainsi, mon cher Kaloum, aux obligations que je vous ai ; car, tout en m’avançant au milieu de cette succession de merveilles, je viens de me rappeler tout à coup le dénûment dans lequel m’ont laissé les brigands, et je me disais qu’excepté l’air et l’eau du Tigre et les degrés d’une mosquée pour oreiller, cette ville – si riche qu’elle soit – ne m’offrirait d’ailleurs rien gratuitement. Vous êtes une seconde fois mon sauveur, mon cher Kaloum ! » Le marchand grimaça une espèce de sourire modeste, comme s’il ne voulait pas être loué d’une action aussi simple, et il entraîna le jeune homme vers sa maison.

Le lendemain de son arrivée, notre héros venait de s’habiller pour aller se promener dans Bagdad, et, comme tout jeune homme, il se réjouissait déjà par avance des regards que ne manquerait pas d’attirer sur lui son brillant costume de cavalier, lorsque son hôte entra dans sa chambre. Après avoir examiné Saïd des pieds à la tête, il lui dit avec un petit ricanement ironique : « Tout cet accoutrement est certainement fort beau, jeune homme ! mais à quoi diable songez-vous ? Vous êtes, à ce qu’il me paraît, une tête légère et qui se soucie peu du lendemain. Avez-vous donc assez d’argent pour vivre d’une manière conforme à l’habit que vous portez ?

– Très-cher seigneur, dit le jeune homme confus, et rougissant Je n’ai point d’argent en ce moment, il est vrai ; les brigands qui m’ont abandonné dans le désert m’avaient dépouillé auparavant de tout ce que je possédais, ainsi que je vous l’ai dit ; mais si, comme je suis autorisé à le croire par la manière dont vous m’avez traité jusqu’ici, si, dis-je, vous voulez bien m’avancer une petite somme, de quoi seulement regagner ma patrie, vous pouvez être sûr que mon père vous indemnisera largement de vos déboursés et des frais de toute nature que j’aurai pu vous occasionner.

– Ton père ! ton père ! s’écria le marchand en changeant subitement de ton et en éclatant de rire insolemment, vraiment ! mon garçon, je crois que le soleil t’a brûlé le cerveau, comme on dit. T’imagines-tu donc que je me sois laissé prendre à toutes les histoires que tu m’as racontées dans le désert ? Allons donc ! dès le premier moment, sache-le bien, j’ai découvert tes mensonges effrontés, et ton impudence m’a indigné.

« D’abord, je connais tous les riches marchands de Balsora, j’ai fait des affaires avec tous, et j’aurais certainement entendu parler de ce nom de Benezar, si ton père avait seulement six mille tomans de revenu.