Il est donc avéré pour moi, ou que tu n’es pas de Balsora, ou que ton père est un pauvre diable au fils duquel je ne voudrais pas prêter un aspros. Premier mensonge !
« Et puis cette attaque dans le désert ! Depuis que le sage Haroun-al-Raschid a purgé les routes du commerce des bandes qui les infestaient, quand est-il arrivé que des voleurs aient osé piller une caravane, et plus encore, en emmener les hommes en esclavage ? Mais, en admettant même que ton récit soit vrai, le fait devrait être connu ; et sur toute ma route, et ici même à Bagdad, où affluent des voyageurs de toutes les contrées du monde, jamais, au grand jamais, on n’a entendu parler de rien de semblable. Voilà ton deuxième mensonge, jeune impudent ! »
Pâle de colère et de honte, Saïd voulait couper la parole au méchant petit homme. Mais celui-ci criait plus fort que lui. « Et ton troisième mensonge, effronté hâbleur ! poursuivit-il, c’est ton séjour au camp de Sélim. Certes, le nom de Sélim est bien connu de quiconque a jamais conversé avec un Arabe du désert, mais Sélim est réputé pour le plus terrible et le plus impitoyable bandit qui soit ! et tu oses bien nous raconter que tu as tué son fils et qu’il n’a tiré de toi aucune vengeance, quand il aurait dû, tel qu’on le connaît, te faire mettre en morceaux ! Ton audace dans le mensonge va plus loin encore, et jusqu’à vouloir nous faire croire aux inventions les plus absurdes. Sélim t’aurait défendu contre la fureur de sa horde, il t’aurait recueilli dans sa propre tente, enfin il t’aurait renvoyé sans rançon au lieu de te faire pendre à l’arbre le plus voisin, lui qui souvent a fait périr ainsi des voyageurs contre lesquels il n’avait aucun sujet de haine, et seulement pour voir quelle grimace ils feraient pendant l’opération ! Oh ! tu l’avoueras, tu es un abominable menteur !
– Non ! s’écria le jeune homme suffoquant d’émotion contenue, non, je n’ai pas menti ! Tout ce que je vous ai dit est vrai, tout ; j’en jure par mon âme !
– Par ton âme ? en vérité ! cria le marchand ; par ton âme fourbe et mensongère ! Voilà une belle garantie !
– Je ne puis, il est vrai, vous donner de preuves positives, évidentes, de la vérité de mes paroles, reprit Saïd en s’efforçant de réprimer son indignation ; mais ne m’avez-vous pas trouvé garrotté et mourant au milieu du désert ?
– Cela ne prouve rien, répondit le marchand. Tu es habillé en somme comme un riche voleur, et j’incline à penser que tu n’es pas autre chose. Peut-être, que sais-je, moi ? as-tu attaqué inconsidérément quelque voyageur plus fort que toi, lequel t’aura vaincu et lié comme je t’ai vu. »
En présence de cet entêtement stupide et grossier, Saïd jugea inutile d’insister plus longtemps. « Vous m’avez sauvé la vie, dit-il, et, malgré vos soupçons injurieux, je veux vous en remercier encore. Mais enfin, où voulez-vous en venir à cette heure ? Si vous refusez de me venir en aide, il me faudra donc mendier ? Certes, je ne tendrai jamais la main à aucun de mes égaux, j’irai droit au calife et je lui dirai…
– Vraiment ! dit le marchand d’un ton narquois, tu ne veux l’adresser à personne autre qu’à notre gracieux souverain ? Voilà ce qui s’appelle mendier d’une façon peu commune ! Hé ! hé ! réfléchis cependant, mon jeune aventurier, que le chemin qui conduit chez le calife passe par chez mon cousin Messour, et qu’il me suffit d’un mot pour avertir le premier chambellan de l’art prodigieux avec lequel tu sais mentir. Mais, tiens, parlons sérieusement, j’ai pitié de ta jeunesse, Saïd ; tu peux te corriger, devenir meilleur ; il est possible encore, ce me semble, de faire quelque chose de toi. Je veux t’arracher à ta vie vagabonde, et, pour cela, j’ai l’intention de te placer dans ma boutique du bazar. Tu m’y serviras en qualité de commis pendant un an. Ce temps passé, s’il ne te plaît pas de demeurer chez moi, je te paye tes gages et te laisse aller où tu voudras, à Alep, à Médine, à Stamboul, à Balsora, chez les mécréants même, si cela te convient, je ne m’y oppose pas. Je te donne jusqu’à midi pour réfléchir à ma proposition. Acceptes-tu ? c’est bien ; refuses-tu ? je suppute alors au plus juste les frais que tu m’as occasionnés, je me paye tant bien que mal avec ce beau costume dont tu parais si vain, et je te jette nu dans la rue. Tu pourras alors, mon garçon, aller mendier à ta guise chez le calife ou chez le mufti, et tu me donneras des nouvelles de la réception qu’on t’y aura faite. »
Cela dit, l’odieux boutiquier sortit de la chambre et laissa le jeune homme à ses réflexions. Saïd le regarda s’éloigner d’un œil plein de mépris. La bassesse de ce misérable, qui ne l’avait secouru, hébergé et attiré dans sa maison, où il le tenait en son pouvoir, que dans un ignoble intérêt de lucre et pour en faire son esclave, lui inspirait plus de dégoût encore que de colère. Il essaya s’il ne pourrait pas s’enfuir ; mais les fenêtres de sa chambre étaient grillées et les portes soigneusement closes. Finalement, après de longs débats intérieurs, il résolut d’accepter, pour le moment du moins, la proposition du marchand ; il comprit que, dans sa situation, c’était encore le meilleur parti qu’il eût à prendre. Comment d’ailleurs, dépourvu de toute ressource aurait-il pu regagner Balsora ? Mais il se promit bien à part lui d’invoquer aussitôt que possible la protection du calife. Le surlendemain, Kaloum-Bek installa son nouveau commis dans son magasin du bazar. Il lui montra ses châles, ses voiles, ses riches étoffes de soie, et lui indiqua l’office particulier qu’il aurait à remplir. Vêtu comme un garçon de boutique et non plus comme un élégant cavalier, un châle d’une main, de l’autre un voile brodé d’or, Saïd devait se tenir sur la porte du magasin, appeler les passants, faire chatoyer ses marchandises à leurs yeux, leur en crier le prix et les inviter à entrer et à acheter. En confiant cet emploi au jeune homme, le rusé marchand entendait fort bien ses intérêts. Kaloum-Bek, ainsi que nous l’avons dit déjà, était un petit vieillard fort laid, et, lorsqu’il se tenait lui-même devant sa boutique, déployant et vantant sa marchandise, il n’était pas rare qu’un voisin ou un promeneur lui jetât au nez en passant quelque mot de raillerie. Tantôt c’étaient des enfants dont il excitait la verve moqueuse, tantôt des femmes dont il entendait les rires étouffés sous leurs longs voiles et qui s’éloignaient en disant : « Fi ! l’épouvantail ! » Chacun, au contraire, arrêtait volontiers les yeux sur le jeune et beau Saïd, qui savait, en outre, appeler avec convenance l’attention des passants et leur présenter avec une adresse pleine de séduction ses élégants tissus.
Lorsque Kaloum-Bek se fut aperçu que sa boutique du bazar recevait tous les jours un plus grand nombre de chalands depuis que Saïd la dirigeait, il se montra plus amical envers le jeune homme ; il le nourrit mieux qu’auparavant, et il eut soin en outre de lui fournir toujours des habits convenables et même élégants. Mais ces témoignages d’un attachement intéressé ne pouvaient adoucir le chagrin de notre héros, et ses jours et ses nuits se passaient à rêver aux moyens qu’il pourrait employer pour regagner sa patrie.
Un jour que la vente avait été très-active et que les garçons de boutique, chargés de porter les marchandises au domicile des acheteurs, étaient tous en course, une femme d’un certain âge entra dans le magasin et fit encore quelques emplettes.
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