Bref, il invita au contraire le jeune homme à l’accompagner. Bien que cela dût l’éloigner beaucoup du but de son voyage, Saïd n’avait guère d’autre parti à prendre que d’accepter cette offre, et il s’y résigna d’autant plus volontiers que le marchand lui donna l’assurance qu’il ne manquerait pas de trouver à Bagdad une occasion prochaine de regagner Balsora.

Chemin faisant, Kaloum-Bek, qui était fort bavard, ne fit qu’entretenir son compagnon de voyage du magnifique Haroun-al-Raschid, le commandeur des croyants. Il lui vanta son amour de la justice, sa sagacité, la manière simple et vraiment admirable avec laquelle il vidait les procès les plus embrouillés ; et, entre autres exemples à l’appui, il lui raconta l’histoire du Cordier, celle du Pot et des olives, histoires que connaît aujourd’hui chaque enfant et dont Saïd s’émerveilla fort. « Notre calife, poursuivit le marchand, est un homme prodigieux ! Vous imaginez-vous qu’il passe la nuit à dormir comme le commun des hommes ? Détrompez-vous : deux ou trois heures de sommeil vers le matin, c’est tout ce qu’il lui faut. Je sais ce qu’il en est, voyez-vous ! Messour, son premier chambellan, est mon cousin. Au lieu donc de se coucher comme tout le monde, le calife se promène la plus grande partie de la nuit à travers les rues de Bagdad, et rarement il se passe une semaine sans qu’il rencontre quelque aventure ; car, ainsi que vous l’avez pu voir dans l’histoire du Pot aux olives, qui est aussi vraie que la parole du Prophète, il ne fait pas sa ronde à cheval, en brillant costume, entouré de gardes et de porte-flambeaux, ce qu’il pourrait bien faire certes, si cela lui plaisait ; mais point : c’est sous l’habit d’un marchand, d’un soldat, d’un batelier, d’un mufti qu’il erre çà et là et s’assure par lui-même que tout marche bien et régulièrement. De là vient qu’il n’y a pas de ville au monde où l’on soit aussi poli qu’à Bagdad envers les gens inconnus qu’on rencontre la nuit. En effet, tel individu, qui a la mine d’un misérable Arabe du désert, pourrait fort bien être le calife en personne, et quelque méprise malencontreuse vous attirerait à coup sûr une rude bastonnade. »

Ainsi dit le marchand, et, bien que Saïd fût tourmenté d’un ardent désir de revoir son père, il se réjouit cependant de l’occasion qui s’offrait à lui de visiter la cité fameuse sur laquelle régnait le célèbre Haroun-al-Raschid. Après dix jours de route, nos voyageurs atteignirent Bagdad, et, malgré les descriptions qui lui en avaient été faites, Saïd ne put s’empêcher de s’étonner et de s’écrier sur la magnificence de cette ville, qui était précisément alors au plus haut point de sa splendeur. Le marchand invita gracieusement le jeune homme à ne pas chercher d’autre demeure que la sienne. « J’accepte, s’écria Saïd, et vous mettez le comble ainsi, mon cher Kaloum, aux obligations que je vous ai ; car, tout en m’avançant au milieu de cette succession de merveilles, je viens de me rappeler tout à coup le dénûment dans lequel m’ont laissé les brigands, et je me disais qu’excepté l’air et l’eau du Tigre et les degrés d’une mosquée pour oreiller, cette ville – si riche qu’elle soit – ne m’offrirait d’ailleurs rien gratuitement. Vous êtes une seconde fois mon sauveur, mon cher Kaloum ! » Le marchand grimaça une espèce de sourire modeste, comme s’il ne voulait pas être loué d’une action aussi simple, et il entraîna le jeune homme vers sa maison.

Le lendemain de son arrivée, notre héros venait de s’habiller pour aller se promener dans Bagdad, et, comme tout jeune homme, il se réjouissait déjà par avance des regards que ne manquerait pas d’attirer sur lui son brillant costume de cavalier, lorsque son hôte entra dans sa chambre. Après avoir examiné Saïd des pieds à la tête, il lui dit avec un petit ricanement ironique : « Tout cet accoutrement est certainement fort beau, jeune homme ! mais à quoi diable songez-vous ? Vous êtes, à ce qu’il me paraît, une tête légère et qui se soucie peu du lendemain. Avez-vous donc assez d’argent pour vivre d’une manière conforme à l’habit que vous portez ?

– Très-cher seigneur, dit le jeune homme confus, et rougissant Je n’ai point d’argent en ce moment, il est vrai ; les brigands qui m’ont abandonné dans le désert m’avaient dépouillé auparavant de tout ce que je possédais, ainsi que je vous l’ai dit ; mais si, comme je suis autorisé à le croire par la manière dont vous m’avez traité jusqu’ici, si, dis-je, vous voulez bien m’avancer une petite somme, de quoi seulement regagner ma patrie, vous pouvez être sûr que mon père vous indemnisera largement de vos déboursés et des frais de toute nature que j’aurai pu vous occasionner.

– Ton père ! ton père ! s’écria le marchand en changeant subitement de ton et en éclatant de rire insolemment, vraiment ! mon garçon, je crois que le soleil t’a brûlé le cerveau, comme on dit. T’imagines-tu donc que je me sois laissé prendre à toutes les histoires que tu m’as racontées dans le désert ? Allons donc ! dès le premier moment, sache-le bien, j’ai découvert tes mensonges effrontés, et ton impudence m’a indigné.

« D’abord, je connais tous les riches marchands de Balsora, j’ai fait des affaires avec tous, et j’aurais certainement entendu parler de ce nom de Benezar, si ton père avait seulement six mille tomans de revenu. Il est donc avéré pour moi, ou que tu n’es pas de Balsora, ou que ton père est un pauvre diable au fils duquel je ne voudrais pas prêter un aspros. Premier mensonge !

« Et puis cette attaque dans le désert ! Depuis que le sage Haroun-al-Raschid a purgé les routes du commerce des bandes qui les infestaient, quand est-il arrivé que des voleurs aient osé piller une caravane, et plus encore, en emmener les hommes en esclavage ? Mais, en admettant même que ton récit soit vrai, le fait devrait être connu ; et sur toute ma route, et ici même à Bagdad, où affluent des voyageurs de toutes les contrées du monde, jamais, au grand jamais, on n’a entendu parler de rien de semblable. Voilà ton deuxième mensonge, jeune impudent ! »

Pâle de colère et de honte, Saïd voulait couper la parole au méchant petit homme. Mais celui-ci criait plus fort que lui. « Et ton troisième mensonge, effronté hâbleur ! poursuivit-il, c’est ton séjour au camp de Sélim. Certes, le nom de Sélim est bien connu de quiconque a jamais conversé avec un Arabe du désert, mais Sélim est réputé pour le plus terrible et le plus impitoyable bandit qui soit ! et tu oses bien nous raconter que tu as tué son fils et qu’il n’a tiré de toi aucune vengeance, quand il aurait dû, tel qu’on le connaît, te faire mettre en morceaux ! Ton audace dans le mensonge va plus loin encore, et jusqu’à vouloir nous faire croire aux inventions les plus absurdes. Sélim t’aurait défendu contre la fureur de sa horde, il t’aurait recueilli dans sa propre tente, enfin il t’aurait renvoyé sans rançon au lieu de te faire pendre à l’arbre le plus voisin, lui qui souvent a fait périr ainsi des voyageurs contre lesquels il n’avait aucun sujet de haine, et seulement pour voir quelle grimace ils feraient pendant l’opération ! Oh ! tu l’avoueras, tu es un abominable menteur !

– Non ! s’écria le jeune homme suffoquant d’émotion contenue, non, je n’ai pas menti ! Tout ce que je vous ai dit est vrai, tout ; j’en jure par mon âme !

– Par ton âme ? en vérité ! cria le marchand ; par ton âme fourbe et mensongère ! Voilà une belle garantie !

– Je ne puis, il est vrai, vous donner de preuves positives, évidentes, de la vérité de mes paroles, reprit Saïd en s’efforçant de réprimer son indignation ; mais ne m’avez-vous pas trouvé garrotté et mourant au milieu du désert ?

– Cela ne prouve rien, répondit le marchand. Tu es habillé en somme comme un riche voleur, et j’incline à penser que tu n’es pas autre chose. Peut-être, que sais-je, moi ? as-tu attaqué inconsidérément quelque voyageur plus fort que toi, lequel t’aura vaincu et lié comme je t’ai vu. »

En présence de cet entêtement stupide et grossier, Saïd jugea inutile d’insister plus longtemps. « Vous m’avez sauvé la vie, dit-il, et, malgré vos soupçons injurieux, je veux vous en remercier encore. Mais enfin, où voulez-vous en venir à cette heure ? Si vous refusez de me venir en aide, il me faudra donc mendier ? Certes, je ne tendrai jamais la main à aucun de mes égaux, j’irai droit au calife et je lui dirai…

– Vraiment ! dit le marchand d’un ton narquois, tu ne veux l’adresser à personne autre qu’à notre gracieux souverain ? Voilà ce qui s’appelle mendier d’une façon peu commune ! Hé ! hé ! réfléchis cependant, mon jeune aventurier, que le chemin qui conduit chez le calife passe par chez mon cousin Messour, et qu’il me suffit d’un mot pour avertir le premier chambellan de l’art prodigieux avec lequel tu sais mentir. Mais, tiens, parlons sérieusement, j’ai pitié de ta jeunesse, Saïd ; tu peux te corriger, devenir meilleur ; il est possible encore, ce me semble, de faire quelque chose de toi. Je veux t’arracher à ta vie vagabonde, et, pour cela, j’ai l’intention de te placer dans ma boutique du bazar. Tu m’y serviras en qualité de commis pendant un an. Ce temps passé, s’il ne te plaît pas de demeurer chez moi, je te paye tes gages et te laisse aller où tu voudras, à Alep, à Médine, à Stamboul, à Balsora, chez les mécréants même, si cela te convient, je ne m’y oppose pas.