Je te donne jusqu’à midi pour réfléchir à ma proposition. Acceptes-tu ? c’est bien ; refuses-tu ? je suppute alors au plus juste les frais que tu m’as occasionnés, je me paye tant bien que mal avec ce beau costume dont tu parais si vain, et je te jette nu dans la rue. Tu pourras alors, mon garçon, aller mendier à ta guise chez le calife ou chez le mufti, et tu me donneras des nouvelles de la réception qu’on t’y aura faite. »

Cela dit, l’odieux boutiquier sortit de la chambre et laissa le jeune homme à ses réflexions. Saïd le regarda s’éloigner d’un œil plein de mépris. La bassesse de ce misérable, qui ne l’avait secouru, hébergé et attiré dans sa maison, où il le tenait en son pouvoir, que dans un ignoble intérêt de lucre et pour en faire son esclave, lui inspirait plus de dégoût encore que de colère. Il essaya s’il ne pourrait pas s’enfuir ; mais les fenêtres de sa chambre étaient grillées et les portes soigneusement closes. Finalement, après de longs débats intérieurs, il résolut d’accepter, pour le moment du moins, la proposition du marchand ; il comprit que, dans sa situation, c’était encore le meilleur parti qu’il eût à prendre. Comment d’ailleurs, dépourvu de toute ressource aurait-il pu regagner Balsora ? Mais il se promit bien à part lui d’invoquer aussitôt que possible la protection du calife. Le surlendemain, Kaloum-Bek installa son nouveau commis dans son magasin du bazar. Il lui montra ses châles, ses voiles, ses riches étoffes de soie, et lui indiqua l’office particulier qu’il aurait à remplir. Vêtu comme un garçon de boutique et non plus comme un élégant cavalier, un châle d’une main, de l’autre un voile brodé d’or, Saïd devait se tenir sur la porte du magasin, appeler les passants, faire chatoyer ses marchandises à leurs yeux, leur en crier le prix et les inviter à entrer et à acheter. En confiant cet emploi au jeune homme, le rusé marchand entendait fort bien ses intérêts. Kaloum-Bek, ainsi que nous l’avons dit déjà, était un petit vieillard fort laid, et, lorsqu’il se tenait lui-même devant sa boutique, déployant et vantant sa marchandise, il n’était pas rare qu’un voisin ou un promeneur lui jetât au nez en passant quelque mot de raillerie. Tantôt c’étaient des enfants dont il excitait la verve moqueuse, tantôt des femmes dont il entendait les rires étouffés sous leurs longs voiles et qui s’éloignaient en disant : « Fi ! l’épouvantail ! » Chacun, au contraire, arrêtait volontiers les yeux sur le jeune et beau Saïd, qui savait, en outre, appeler avec convenance l’attention des passants et leur présenter avec une adresse pleine de séduction ses élégants tissus.

Lorsque Kaloum-Bek se fut aperçu que sa boutique du bazar recevait tous les jours un plus grand nombre de chalands depuis que Saïd la dirigeait, il se montra plus amical envers le jeune homme ; il le nourrit mieux qu’auparavant, et il eut soin en outre de lui fournir toujours des habits convenables et même élégants. Mais ces témoignages d’un attachement intéressé ne pouvaient adoucir le chagrin de notre héros, et ses jours et ses nuits se passaient à rêver aux moyens qu’il pourrait employer pour regagner sa patrie.

Un jour que la vente avait été très-active et que les garçons de boutique, chargés de porter les marchandises au domicile des acheteurs, étaient tous en course, une femme d’un certain âge entra dans le magasin et fit encore quelques emplettes. Tout en payant maître Kaloum-Bek ; elle lui demanda s’il n’avait pas là un garçon pour l’accompagner et porter ses marchandises chez elle. « Dans une demi-heure, je vous les enverrai, répondit Kaloum-Bek ; il m’est impossible de vous satisfaire auparavant, à moins que vous ne consentiez à prendre à vos frais un commissionnaire étranger.

– Non, vraiment ! maître Kaloum-Bek, s’écria la dame, et, pour un marchand en réputation, vous n’êtes qu’un ladre et votre boutique est fort mal tenue. Non, vous dis-je, je ne veux pas prendre un commissionnaire de place. Votre devoir, d’après les usages et les règles du commerce, vous oblige à me faire porter mon paquet chez moi, et j’exige qu’il en soit ainsi.

– Mais veuillez attendre seulement une petite demi-heure, très-noble dame, dit le marchand d’un air piteux, en se tortillant avec l’embarras le plus comique ; tous mes garçons sont en course pour l’instant.

– Voilà vraiment une piètre boutique, dans laquelle il ne reste seulement pas un valet, dit l’impatiente acheteuse. Mais que fait là ce grand fainéant ? ajouta-t-elle en se tournant du côté de Saïd ; allons ! viens, jeune drôle. Prends mon paquet et suis-moi.

– Halte-là ! halte-là ! s’écria Kaloum-Bek ahuri ; celui-là est mon enseigne vivante, mon annonceur, mon aimant ! il ne doit pas quitter le seuil de ma porte.

– Qu’est-ce à dire ? répliqua la dame avec dédain, tout en jetant son paquet sur les bras de Saïd et sans se soucier des cris du petit vieux. Voilà un beau marchand, en vérité ! et de belles marchandises, qui ne se recommandent pas suffisamment par elles-mêmes, et qui ont besoin d’un grand dadais de cette espèce pour les faire valoir ! Allons, en route, jeune homme ! tu ne perdras pas ton temps d’ailleurs, et je te promets une bonne récompense.

– Cours-y donc ! au nom d’Ariman et de tous les diables ! murmurait en même temps Kaloum-Bek à l’oreille de son commis. Vole et reviens aussi vite que possible ; la vieille fée ameuterait contre moi tout le bazar, si je refusais plus longtemps de la satisfaire. »

Saïd suivit l’exigeante vieille, qui marchait à travers les rues et se glissait dans la foule d’une allure beaucoup plus légère qu’on n’aurait dû l’attendre de son âge. Elle s’arrêta enfin devant une magnifique maison située dans un quartier retiré ; elle frappa un coup, aussitôt les portes s’ouvrirent à deux battants et laissèrent voir un riche escalier de marbre que la vieille dame gravit lestement en faisant signe à Saïd de prendre le même chemin. Ils arrivèrent ainsi dans une salle vaste et haute, et décorée avec un luxe et une élégance jusque-là inconnus à Saïd. La vieille dame se laissa tomber comme épuisée de fatigue sur un moelleux divan qui occupait tout le fond de la salle ; elle fit signe au jeune homme de déposer son paquet, et, après l’avoir gratifié d’une petite pièce d’argent, elle lui ordonna de s’éloigner.

Il était déjà à la porte, lorsqu’une voix douce et harmonieuse cria : « Saïd ! » Étonné d’entendre prononcer son nom dans un endroit où il ne se savait connu de personne, le jeune commis se retourna soudain. Une dame merveilleusement belle, entourée d’une foule d’esclaves et de jeunes filles, était assise sur le divan à la place de la vieille acheteuse du bazar. Saïd, stupéfait d’étonnement, muet d’admiration, ne put que croiser ses bras sur sa poitrine, et s’incliner profondément devant cette ravissante apparition.

« Saïd, mon cher enfant, dit la dame ou plutôt l’enchanteresse, je déplore beaucoup les tristes accidents qui t’ont conduit à Bagdad, et cependant c’était la seule ville marquée par le sort pour le rachat de ta destinée, s’il arrivait que tu quittasses ta ville natale avant tes vingt ans accomplis. Saïd, as-tu encore ton petit sifflet ?

– Si je l’ai ? certes ! s’écria joyeusement le jeune homme en tirant de son sein la chaîne d’or qui soutenait le joyau. Mais… vous-même… noble dame, et sa voix tremblait d’émotion, ne seriez-vous pas la bonne fée qui m’a fait ce cadeau le jour de ma naissance ?

– Oui, j’étais l’amie de ta mère, répondit la fée, et je veux également être la tienne aussi longtemps que tu resteras toi-même un bon et noble cœur.