Kaloum, empêtré dans ses châles et ses voiles, qu’il redoutait surtout de voir déchirer dans la bagarre, ne pouvait se défendre qu’imparfaitement. Dans l’espoir d’attirer du secours, il se mit à pousser des hurlements lamentables qui eurent bientôt amassé devant sa boutique une foule énorme, mais parmi laquelle il ne trouva pas un défenseur. Le personnage étant connu de la moitié de la ville pour un ladre fieffé et un maître fripon, tous les assistants se réjouissaient au contraire de le voir malmener. Déjà l’un des deux hommes l’avait empoigné par la barbe, lorsque, saisi lui-même par un bras vigoureux, il fut enlevé de terre et renversé avec tant de violence, que son turban roula sur le sol tandis que ses pantoufles volaient au loin.
La foule, qui vraisemblablement eût applaudi le coup s’il se fût agi de Kaloum-Bek, fit entendre des murmures de mécontentement. Le compagnon du terrassé promena autour de lui des regards furieux, cherchant qui avait osé porter la main sur son ami ; mais en se trouvant face à face avec un grand garçon bien découplé, à l’œil de feu, à la mine hardie, il jugea prudent de ne pas envenimer les choses par trop de susceptibilité, et tendant la main à son ami pour l’aider à se relever, ils s’éloignèrent tous deux du plus vite qu’ils purent, et sans acheter ni châles ni voiles du beau commis qui venait de se faire connaître à eux d’une façon si désagréable.
« Ô la perle des commis ! Soleil du bazar ! s’exclamait Kaloum en entraînant le jeune homme dans son arrière-boutique. Par Allah ! voilà ce que j’appelle arriver à temps et mettre à propos la main à la pâte. Dix minutes plus tard, et de ma vie je n’aurais eu besoin de barbier pour me peigner et me parfumer la barbe ! Comment pourrai-je te récompenser ? »
Cependant le cœur et la main de Saïd n’avaient fait qu’obéir dans cette circonstance à un mouvement de compassion involontaire. Ce premier sentiment passé, il se repentait presque d’avoir épargné au vieux drôle une bonne correction. Une douzaine de poils de barbe de moins, pensait-il, l’eussent rendu pour douze jours doux et traitable. Néanmoins il chercha à mettre à profit les favorables dispositions du marchand et il lui demanda, pour récompense du service qu’il lui avait rendu, de lui accorder toutes les semaines une soirée de liberté. Kaloum y consentit. Il savait bien que le jeune homme était trop sensé pour essayer de s’enfuir sans argent et sans ressources d’aucune sorte.
Saïd avait obtenu ce qu’il voulait. Le mercredi suivant, qui était le jour où les jeunes gens des familles nobles se réunissaient sur une des places publiques de la ville pour se livrer à leurs exercices guerriers, il prévint son patron qu’il désirait disposer librement de sa soirée, et se dirigea en toute hâte vers le logis de sa protectrice. À peine eut-il touché le marteau de la porte, qu’aussitôt elle s’ouvrit toute grande. Les domestiques paraissaient attendre son arrivée ; car, sans qu’il eût besoin d’exprimer un désir, ils l’invitèrent à monter le bel escalier de marbre et l’introduisirent dans une chambre magnifique. Là, ils lui présentèrent d’abord dans une aiguière d’argent l’eau à laver qui devait le rendre méconnaissable. Saïd en baigna légèrement son visage et, s’étant regardé ensuite dans un miroir de métal poli, il put à peine se reconnaître lui-même : son teint s’était fortement bruni, une belle barbe noire encadrait son visage, et il paraissait au moins dix années plus que son âge.
Cela fait, les esclaves le conduisirent dans une seconde chambre où l’attendait un costume complet et d’une richesse extrême. Outre un turban du plus fin tissu, surmonté d’une aigrette de plumes rares que rattachait une agrafe de diamants ; outre un ample cafetan de soie rouge, brodé et passementé d’or, Saïd trouva là une cotte de mailles si artistement travaillée, que, bien qu’elle se prêtât à tous les mouvements du corps, elle était en même temps assez solide pour que ni lance ni épée ne pût l’entamer. Un glaive de Damas, plongé dans un élégant fourreau de velours, complétait l’équipement guerrier de notre héros. Sa toilette achevée, il se dirigeait vers la porte, lorsqu’un esclave noir lui remit un fin mouchoir de soie de la part de la maîtresse du logis. Elle lui faisait dire en même temps qu’il lui suffirait de s’essuyer légèrement le visage avec ce tissu magique pour voir disparaître aussitôt sa couleur brune et sa barbe.
Trois chevaux superbement harnachés piaffaient dans la cour de la maison. Saïd s’élança sur le plus beau et le plus fougueux des trois, ses écuyers montèrent les deux autres, et tous ensemble prirent le chemin du tournoi. La réunion était composée des plus nobles et des plus vaillants jeunes hommes de Bagdad ; et parmi eux ne dédaignaient pas de se ranger, pour courir ou rompre des lances, les frères mêmes du calife. Lorsque Saïd se présenta à la barrière, le fils du grand vizir galopa à sa rencontre avec quelques-uns de ses amis et, après avoir salué courtoisement le jeune homme, il l’invita à se mêler à leurs jeux, en le priant de vouloir bien faire connaître son nom et sa patrie. Saïd, ne jugeant pas à propos de rompre dès ce moment son incognito, répondit simplement qu’il se nommait Almanzor et venait du Caire ; qu’il était en voyage pour se rendre à la Mecque, mais qu’on lui avait tant vanté la vaillance et l’habileté aux armes des jeunes gens de Bagdad, qu’il n’avait pas hésité, très-amoureux lui-même de semblables exercices, à se détourner de sa route pour venir prendre part à leurs jeux, s’ils voulaient bien y consentir.
L’aisance et la bonne grâce de Saïd-Almanzor le firent aussitôt bienvenir des jeunes gens. Sans lui demander de plus amples explications, ils lui présentèrent une lance et l’invitèrent à choisir son camp, la société tout entière se partageant en deux bandes qui devaient jouter l’une contre l’autre d’abord par masses, et ensuite seul à seul.
Mais, si l’extérieur séduisant de Saïd avait dès le début fixé l’attention sur lui, ce fut bien autre chose encore lorsqu’il eut pu faire montre de sa merveilleuse adresse. Son cheval était plus rapide qu’un oiseau, et son épée brillait dans sa main ainsi qu’un éclair ; il maniait sa lance comme il eût fait d’une plume, et, malgré les réactions de son coursier, ses flèches volaient au but aussi sûrement que si ses pieds eussent été fermement posés sur le sol. Après avoir accompli quelques passes brillantes mêlé à ses compagnons, Saïd parut seul dans la lice et combattit, c’est-à-dire vainquit successivement les plus renommés champions du camp opposé, ce qui lui valut l’honneur insigne d’être proclamé d’une commune voix le maître des joutes.
Le lendemain, on ne parlait dans tout Bagdad que du jeune et bel étranger. Tous ceux qui l’avaient vu, sans excepter même ceux qu’il avait vaincus, ne tarissaient pas sur ses nobles manières, son élégance, sa bravoure, etc. Ce fut pendant huit jours l’unique objet des conversations des oisifs, et plus d’une fois l’oreille charmée de Saïd put recueillir son propre éloge jusque dans la boutique de Kaloum-Bek.
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