On ne regrettait qu’une seule chose, c’est que personne ne connût la demeure du noble Almanzor ; mais ce mystère, dont paraissait s’envelopper le jeune cavalier, ne faisait qu’ajouter encore à l’attrait qu’inspirait sa personne en irritant la curiosité.
Au prochain tournoi, notre héros trouva dans la maison de la fée un costume et une armure plus magnifiques encore que le premier jour. Cette fois, la moitié de Bagdad se pressait aux abords de la lice, et le calife lui-même voulut voir la joute de l’un des balcons de son palais. Comme tout le monde, il admira l’adresse de Saïd, et, quand les jeux furent terminés, il daigna passer de sa royale main au cou du jeune vainqueur une lourde chaîne d’or, en témoignage de sa vive satisfaction.
Depuis plus de quatre mois Saïd émerveillait Bagdad de ses prouesses, lorsqu’un soir, comme il regagnait son logis après les joutes, il entendit des voix dont l’accent le frappa. Devant lui quatre hommes marchaient à pas lents, en paraissant se consulter l’un l’autre. Saïd continua d’avancer et tout à coup il reconnut, non sans un certain saisissement, que ces hommes s’entretenaient dans le dialecte mystérieux de la horde de Sélim. Il pensa sur-le-champ, connaissant leurs habitudes, qu’ils n’étaient entrés dans la ville que pour y commettre quelque vol, et son premier mouvement fut de s’éloigner en toute hâte de pareils bandits ; mais en songeant qu’il lui serait peut-être possible d’entraver leurs mauvais desseins, il changea d’idée et se glissa au contraire encore plus près d’eux dans l’espoir d’éventer leur complot.
« Rue du Bazar, dit l’un deux, paraissant répéter une indication à ses acolytes ; cette nuit, avec le vizir.
– Bon ! dit un autre, le vizir ne m’effraye pas ! le bonhomme me fait l’effet d’un médiocre batailleur ; mais le calife, c’est une autre affaire : il est jeune, lui, et doit être bien armé ; sans compter qu’il a sans doute autour de lui, ou du moins à très-courte portée, dix ou douze gardes du corps ?
– Pour cela non, repartit un troisième ; toutes les fois qu’on l’a rencontré et reconnu la nuit, il était toujours seul avec le grand vizir ou son premier chambellan. Il n’y a donc aucune crainte à avoir, et nous pouvons facilement cette nuit nous emparer de sa personne, mais bien entendu sans lui faire aucun mal.
– Certes, reprit le premier, sa mort pourrait nous coûter trop cher ! il vaut bien mieux d’ailleurs le tenir à merci, nous en tirerons la rançon que nous voudrons. Voici donc le plan que je proposerais, moi, pour arriver à nos fins sans danger : occuper le calife en face par une attaque feinte, et, pendant ce temps, le coiffer par derrière d’un bon filet qui nous le livre sans défense. Je ne parle pas de son compagnon ; le vieux singe a fait pendre assez des nôtres pour que nous puissions bien à notre tour nous passer la fantaisie d’étrangler un vizir.
– Oui, c’est cela, dirent les trois autres en riant aux éclats de cette brutale saillie : de sa vie, le vieux Sélim n’aura accompli une aussi belle expédition. Eh bien ! c’est dit, à onze heures, rue du Bazar, » ajoutèrent-ils à mi-voix. Et se séparant aussitôt, ils s’éloignèrent dans diverses directions.
Épouvanté de ce qu’il venait d’entendre, Saïd ne songea tout d’abord qu’à une seule chose : courir au palais du calife et l’avertir du danger qui le menaçait. Mais, tout en marchant, les paroles de la fée lui revinrent en mémoire : il se rappela ce qu’elle lui avait dit des mauvais renseignements qu’on avait transmis au calife sur son compte ; il réfléchit qu’on allait se moquer de sa déclaration peut-être, ou bien encore affecter d’y voir uniquement la tentative audacieuse d’un aventurier pour s’insinuer auprès d’Haroun. Et si, pour le punir d’en savoir plus long que la police, on allait l’arrêter, le retenir en prison !… Saïd suspendit sa course et, tout bien pesé, il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se fier à sa bonne épée pour délivrer personnellement le calife des mains des voleurs.
Au lieu donc de regagner la maison de Kaloum-Bek, notre héros s’assit sur les marches d’une mosquée et attendit là que la nuit fût tout à fait close. Il se dirigea alors vers la rue du Bazar, et ayant avisé, environ vers son milieu, une encoignure assez profonde formée par la saillie d’une maison, il s’y cacha du mieux qu’il put. Au bout d’une heure à peu près, son œil, tendu vers l’entrée de la rue, aperçut deux ombres qui s’avançaient de son côté d’une allure prudente et circonspecte. Saïd croyait déjà que c’était le calife et son grand vizir, quand l’un des promeneurs nocturnes ayant frappé légèrement dans ses mains, deux autres accoururent aussitôt à pas de loup d’une petite rue qui longeait le bazar. Les quatre hommes, les quatre voleurs, car c’était eux à n’en pas douter, chuchotèrent un moment et se séparèrent. Trois d’entre eux vinrent se poster non loin de Saïd, tandis que le quatrième, faisant le guet, se promenait de long en large, de manière à pouvoir signaler du plus loin à ses compagnons l’approche des personnages qu’ils attendaient.
À peine une demi-heure s’était-elle écoulée que des pas retentirent dans la direction du bazar. Le guetteur poussa un cri convenu, et soudain les trois brigands s’élancèrent de leur cachette. Mais aussitôt, tirant son glaive de fin acier de Damas, Saïd se précipita sur les voleurs avec la rapidité de la foudre en criant d’une voix formidable : « À mort ! à mort ! les ennemis du grand Haroun ! » Et du premier choc il en étendit un à ses pieds. Deux autres étaient occupés à contenir et à désarmer le calife, qu’ils avaient réussi à coiffer de leur terrible filet ; Saïd fondit sur eux sans leur laisser le temps de se reconnaître, et prit si bien ses mesures que d’un seul et même coup il réussit à trancher la corde du filet et le poignet de l’un des brigands. Au cri que poussa le mutilé en s’affaissant sur ses genoux, celui de ses compagnons qui luttait contre le vizir s’empressa d’accourir de son côté pour le secourir ou le venger ; mais le calife, qui grâce à Saïd était parvenu à se dépêtrer enfin de la corde qui l’étranglait, le brave Haroun put alors se mêler à la lutte, et tirant vivement son poignard, il le planta jusqu’à la garde dans la gorge de ce nouvel assaillant. Le quatrième voleur s’était enfui ; la place était libre : le combat tout entier n’avait pas duré plus d’une minute.
« Par Allah ! l’aventure est étrange ! s’écria le calife en s’avançant vers notre héros, et cette audacieuse attaque et ton intervention si soudaine et si heureuse m’étonnent également. Mais comment sais-tu qui je suis, et comment as-tu appris les criminels projets de ces misérables ?
– Commandeur des croyants, répondit Saïd, je suivais ce soir la rue El Malek ; ces hommes étaient devant moi et s’entretenaient dans une langue étrangère que j’ai eu l’occasion d’apprendre autrefois : ils complotaient de te faire prisonnier et de tuer ton grand vizir. Le temps me manquait pour te faire parvenir un avis. Me trouver moi-même à l’endroit où ils devaient t’attendre, c’est tout ce que je pouvais. J’y suis venu, et, avec l’aide de Dieu, j’ai réussi à déjouer les embûches des méchants.
– Merci ! noble jeune homme, dit Haroun ; mais le lieu est peu propice aux longs discours. Prends cet anneau et viens demain me le rapporter au palais ; nous causerons alors plus à loisir de cette aventure et de toi-même, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour toi. Allons ! vizir, partons ! la place n’est pas sûre, et le drôle qui s’est échappé pourrait bien ramener contre nous une troupe nouvelle. C’en est assez pour cette nuit ; demain nous éclaircirons tout cela ! »
Ainsi dit Haroun.
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