Mais, à ce moment, notre héros commença à ressentir des tiraillements d’estomac qui lui rappelèrent qu’il n’avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. « Si j’essayais encore la puissance de mon talisman ! » pensa-t-il ; et tirant un son aigu de son sifflet, il souhaita d’avoir sur l’heure un bon repas. À l’instant même, le dauphin s’arrêta, et, du fond de l’eau, portée sur la queue d’un poisson arrondie en volute, surgit une table chargée des mets les plus exquis. Pas n’est besoin de dire qu’elle était aussi peu mouillée que si depuis huit jours elle eût été exposée au soleil. Notre héros s’en donna à cœur joie ; nous savons à quel ordinaire insuffisant et misérable il avait été soumis pendant sa captivité : il avait besoin de reprendre des forces. Lorsqu’il fut suffisamment rassasié, il remercia encore la bonne fée, comme il avait fait précédemment, ne doutant pas que ses paroles ne lui parvinssent, puisque son oreille subtile savait entendre de si loin son sifflet ; la table replongea, et, sans qu’il fût besoin de nouveau souhait de la part de Saïd, le dauphin se remit en route.

Le jour commençait à baisser, quand, sur la rive droite du fleuve, un château d’une architecture à la fois élégante et grandiose apparut aux regards du jeune homme. Il n’avait pas eu le temps d’exprimer le désir de s’y arrêter, qu’il s’aperçut que son poisson se dirigeait précisément de ce côté.

Sur la terrasse de la maison on apercevait deux hommes en riche costume ; des esclaves nombreux se pressaient sur le rivage, et tous, maîtres et serviteurs, suivaient d’un œil curieux les mouvements de notre héros et battaient des mains d’admiration. Le dauphin s’arrêta au pied d’un escalier de marbre blanc qui, de la rivière, où venaient baigner ses derniers degrés, conduisait au château par une allée plantée d’arbres rares. Une demi-douzaine d’esclaves s’élancèrent au-devant de Saïd afin de l’aider à prendre terre, et l’invitèrent de la part de leur maître à se rendre au château. Le jeune homme les suivit et trouva sur la terrasse du palais deux hommes de haute mine qui le reçurent avec affabilité et courtoisie.

« Qui donc es-tu ? merveilleux étranger, lui demanda le plus jeune des deux ; comment te nomme-t-on, toi qui sais apprivoiser et conduire les monstres des mers comme le meilleur écuyer son cheval de bataille ? Es-tu un enchanteur ou un homme comme nous ? parle.

– Seigneur, répondit Saïd, je ne suis qu’un simple mortel, mais dont la destinée a traversé d’étranges crises dans ces derniers temps, et si vous pouvez y prendre quelque intérêt, je vous en ferai le récit volontiers.

– Parle ! nous sommes avides de t’entendre. »

Saïd se mit alors à raconter à ses hôtes toute l’histoire de sa vie, et cette prodigieuse succession de catastrophes qui étaient venues fondre sur lui depuis le moment où il avait quitté la maison de son père jusqu’au naufrage auquel il avait échappé le matin même d’une manière si miraculeuse. Tandis qu’il parlait, il put remarquer plusieurs fois sur le visage de ses auditeurs des signes de profond étonnement. L’épisode de l’embuscade nocturne dressée par les brigands contre le calife, et dont l’adresse et la bravoure de Saïd avaient réussi à le tirer, cet épisode en particulier parut émouvoir beaucoup les deux hommes et leur arracha des cris d’admiration ; mais, lorsque le jeune homme eut achevé son récit, celui qui l’avait interrogé déjà et qui paraissait le maître de la maison, reprenant la parole à son tour, lui dit vivement : « Quelque étranges que soient tes aventures, Saïd, je les crois vraies du premier mot au dernier ; il y a dans ton regard et dans tout ton air un accent de franchise qui ne saurait tromper. Mais enfin, s’il se rencontrait des incrédules qui te demandassent des preuves matérielles, ne pourrais-tu leur en fournir quelqu’une ? Tu nous disais tout à l’heure que le calife t’avait remis un jour une chaîne d’or à la suite d’un tournoi, et qu’après l’attaque des brigands il t’avait fait don d’un anneau ; ne pourrais-tu du moins représenter ces objets ?

– Les voici ! répondit Saïd, en tirant de son sein la chaîne et l’anneau.

– Par la barbe du Prophète ? c’est bien cela ! c’est bien mon anneau ! s’écria le plus grand des deux hommes. Grand vizir ! notre sauveur est devant nous ! »

Mais Saïd, se prosternant aussitôt : « Pardonne-moi, dit-il, commandeur des croyants, d’avoir osé te parler comme je l’ai fait ; j’ignorais que je fusse devant le noble Haroun-al-Raschid, le tout-puissant calife de Bagdad.

– Oui, je suis le calife et ton ami sincère et dévoué, répondit Haroun en embrassant le jeune homme. Dès maintenant tes tribulations sont finies : je t’emmène à Bagdad, et j’entends que désormais tu n’aies pas d’autre demeure que mon propre palais. »

Saïd remercia le calife de ses bontés et lui promit de se conformer à son désir, mais seulement après qu’il aurait été revoir son vieux père, qui devait être en grande inquiétude à son sujet. Haroun approuva cette résolution du jeune homme et loua hautement le sentiment qui la lui dictait. Peu après, ils montèrent tous à cheval et reprirent le chemin de Bagdad, où ils rentrèrent à la nuit tombante.

Le lendemain, Saïd se trouvait précisément auprès du calife avec le grand vizir, lorsque Messour, le premier chambellan, entra dans la salle et dit : « Commandeur des croyants, daigneras-tu permettre à ton serviteur de solliciter une grâce de Ta Hautesse ?

– De quoi s’agit-il ! demanda Haroun.

– Mon bon et cher cousin Kaloum-Bek, un des plus fameux marchands du bazar, vient de venir me trouver, reprit Messour ; il a une singulière contestation avec un homme de Balsora, dont le fils a été son commis. Ce garçon s’est enfui de chez mon cousin après l’avoir volé, et l’on ne sait où il est à présent. Le père, cependant, veut que Kaloum lui rende son fils ; et comment le pourrait-il faire, puisqu’il n’est plus chez lui ? Mon cousin fait donc appel au soleil de ta justice, et il invoque ta haute intervention pour le délivrer des obsessions de l’homme de Balsora.

– Oui, je jugerai ce différend, dit le calife. Dans une demi-heure que ton cousin soit ici avec l’homme contre lequel il réclame.

– Par Allah ! mon cher Saïd, s’écria Haroun quand Messour se fut éloigné, les choses s’arrangent d’elles-mêmes, et voici une affaire qui ne pouvait arriver plus à propos. Tu voulais partir pour Balsora afin d’aller embrasser ton vieux père, il est à Bagdad ; je me proposais de punir Kaloum-Bek, et c’est le traître lui-même qui accourt au-devant du châtiment ! Certes, il faut reconnaître dans ce concours d’événements la direction divine. Mais, puisque le sort a bien voulu que j’apprisse de la manière la plus inespérée comment tout s’est passé, je veux rendre ici un jugement digne du grand roi Salomon. Toi, Saïd, cache-toi derrière les draperies de mon trône jusqu’à ce que je t’appelle ; et toi, grand vizir, fais mander au plus vite le trop empressé et trop partial cadi : je veux l’interroger moi-même. »

Le cœur de Saïd battit bien fort dans sa poitrine lorsqu’il vit Benezar, le visage pâle et vieilli encore par le chagrin, entrer d’un pas chancelant dans la salle de justice. Il se sentait une envie immodérée de courir à lui et de se jeter dans ses bras en criant : « Me voici, pauvre père ! sèche tes pleurs ; ton Saïd est retrouvé. »

L’entrée de Kaloum-Bek vint donner un autre tour à ses idées. Celui-ci, la mine assurée, la démarche superbe, se prélassait aux côtés de son cousin le chambellan, avec lequel il chuchotait en ricanant et en clignotant de ses petits yeux ternes. La vue de ce misérable jeta Saïd dans une telle colère qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas s’élancer de sa cachette pour lui sauter à la gorge et l’obliger à confesser sur l’heure ses perfidies infâmes.

Après que le calife Haroun eut pris place sur son trône, le grand vizir ordonna de faire silence, et demanda d’une voix haute qui se présentait comme plaignant devant son maître.

Le front cuirassé d’impudence, Kaloum-Bek s’avança et dit : « Il y a quelques jours, je me trouvais sur le seuil de ma boutique du bazar, lorsqu’un crieur, tenant une bourse à la main, s’arrêta devant ma porte et cria : « Une bourse d’or à celui qui pourra donner des nouvelles de Saïd de Balsora ! » Ce Saïd avait été précisément un de mes commis ; j’appelai donc le crieur : « Par ici, par ici, camarade, je puis gagner la bourse. » Cet homme… (et d’un geste dédaigneux il indiqua Benezar), cet homme, qui me fatigue présentement de ses réclamations, accompagnait le crieur. Il s’avança alors vers moi d’un air amical et me pria de lui dire ce que je savais de son fils. Je m’empressai de lui raconter dans quelles circonstances je l’avais trouvé au milieu du désert, comment je l’avais secouru, soigné, hébergé, et comment enfin je l’avais ramené avec moi à Bagdad. En entendant cela, il me remit sur-le-champ la bourse promise. Mais voyez, noble calife, quelle est la folie de cet homme ! Lorsque, pour compléter les renseignements qu’il demandait, je lui dis que son fils avait travaillé chez moi, mais qu’il s’y était mal conduit, qu’il m’avait volé et s’était enfui de ma maison, il refusa de me croire ; il m’injuria, m’accusa d’imposture, et voilà plusieurs jours déjà qu’il me poursuit et me fatigue de ses plaintes, en me réclamant à la fois son fils et son argent.