Mais, avant de s’éloigner avec son maître, le grand vizir s’approcha à son tour de Saïd, et déposant dans ses mains une lourde bourse : « Prends toujours cela en attendant mieux, lui dit-il ; demain nous nous reverrons, je l’espère ; mais aujourd’hui est à nous, demain est à Dieu ! »
Ivre de joie, Saïd ne fit qu’un saut jusqu’à la maison de son patron. Il y fut reçu avec un déluge d’injures par l’avide marchand, qui croyait déjà que son commis s’était enfui, et qui supputait, tout en maugréant, les sommes que son départ allait lui faire perdre.
Cependant le jeune homme, qui avait jeté un regard dans la bourse et l’avait trouvée richement garnie, laissait Kaloum-Bek épancher sa bile tout à son aise, sûr qu’il était désormais de pouvoir reprendre le chemin de Balsora quand il le voudrait. Le marchand s’arrêta enfin de lassitude. Alors, et sans daigner lui donner la moindre explication au sujet de sa longue absence, Saïd se contenta de déclarer nettement et brièvement au vieux dogue qu’il eût à chercher un autre commis, que pour lui il était las de ses insolences et de ses grossièretés, et qu’il prétendait s’en aller sur l’heure. « Tu peux d’ailleurs, ajouta-t-il en jetant au boutiquier un regard de souverain mépris, tu peux garder les gages que tu m’avais promis ; je te tiens quitte de tout payement : adieu ! »
Il dit et gagna la porte aussitôt, sans que Kaloum-Bek, muet d’étonnement, songeât à s’y opposer.
Mais le lendemain, le marchand, qui avait réfléchi toute la nuit sur sa mésaventure, fit battre la ville dans tous les sens par ses garçons de magasin afin de découvrir le fugitif. Longtemps leurs recherches furent vaines. À la fin cependant, l’un des coureurs revint et dit qu’il avait vu Saïd sortir d’une mosquée et entrer dans un caravansérail : « seulement, ajouta-t-il, il est complètement changé et porte maintenant un riche costume de cavalier. »
En entendant cela, Kaloum-Bek se répandit en imprécations et s’écria : « Il faut qu’il m’ait volé, le misérable, pour être ainsi vêtu ! » Et sans perdre de temps, il courut à la direction de la police. Comme il était connu là pour un parent de Messour, le premier chambellan, il ne lui fut pas difficile d’obtenir quelques agents avec un ordre pour arrêter Saïd. Celui-ci était assis devant un caravansérail et causait tranquillement, avec un marchand qu’il venait de rencontrer, des occasions que l’on pouvait avoir pour se rendre à Balsora, lorsque soudain il se vit enveloppé par une bande d’argousins qui, en dépit de ses cris et de sa résistance, lui lièrent les mains derrière le dos, et se bornèrent à répondre à ses questions, qu’ils agissaient en vertu de la loi et d’après la plainte de son légitime seigneur et maître Kaloum-Bek. Sur ces entrefaites, le petit monstre arriva, et, tout en raillant et persiflant Saïd sur son évasion manquée, il fouillait dans ses poches, dont il retira tout d’un coup, à la stupéfaction de tous les assistants et à la sienne propre, une longue bourse de soie toute gonflée d’or.
« Voyez ! s’écria-t-il d’un air de triomphe, voyez ce qu’il m’a soustrait, le maître filou ! » Là-dessus les gens que cette scène avait amassés se détournèrent avec horreur du jeune homme, en se disant l’un à l’autre : « Qui aurait pu croire cela, avec son air candide ? – Voyez donc, c’est le beau commis du bazar ! – Si jeune et si corrompu ! – Quel petit serpent ! » Et tous ensemble de hurler : « Chez le cadi ! chez le cadi ! qu’il reçoive la bastonnade ! »
Le cadi accueillit rudement le voleur supposé. Saïd voulait s’expliquer, mais il lui fut enjoint de se taire et de laisser d’abord interroger le plaignant.
Le juge, se tournant alors vers le marchand, lui représenta la bourse et lui demanda s’il la reconnaissait pour sienne et si l’or qu’elle contenait lui avait été dérobé.
Kaloum-Bek le jura.
« C’est faux ! s’écria Saïd.
– Il ne suffît pas de nier, dit le juge d’un ton brusque : tous les voleurs en font autant. Peux-tu prouver que cet or t’appartenait légitimement ?
– Je l’en défie bien ! dit Kaloum, prévenant la réponse du jeune homme : il ne possédait rien quand je l’ai trouvé dans le désert ; depuis quatre mois qu’il est à mon service, je ne lui ai rien donné. Comment donc l’aurait-il acquis ?
– On m’en a fait don, répliqua Saïd.
– En guise de pourboire peut-être ? dit ironiquement Kaloum. La bonne folie ! et comme cela est vraisemblable ! Tu mentais mieux jadis. Et moi, je le jure encore, et mon serment vaut mieux que le tien, misérable aventurier ! cet or m’a été dérobé, et c’est en abusant de la confiance que je te témoignais que tu as réussi à tromper ma vigilance et à détourner peu à peu de ma caisse cette somme énorme.
– Il suffît, dit le juge, la cause est entendue. Reprends ta bourse, Kaloum. » Et se tournant vers Saïd, il ajouta : « Aux termes d’une loi récente de Sa Hautesse, tout vol commis dans l’intérieur du bazar et s’élevant à cent pièces d’or emporte la peine du bannissement perpétuel dans une île déserte. Tu partiras demain, mon jeune drôle, avec une vingtaine d’honnêtes gens de ton espèce, pour le lieu de ton exil. En attendant, en prison ! »
Et tout fier du beau jugement qu’il venait de prononcer tout d’une haleine et sans ânonner, le cadi descendit de son tribunal et s’éloigna sans daigner écouter les cris et les supplications de Saïd, qui demandait instamment qu’on le conduisit devant le calife, Sa Hautesse pouvant seule entendre, disait-il, les explications qu’il avait à donner. Mais l’unique réponse qu’obtinrent ses prières, ce fut un haussement d’épaules du juge, accompagné d’un ricanement de Kaloum-Bek, et le malheureux jeune homme resta livré aux mains des stupides chiaoux, qui l’entraînèrent à coups de bâton vers la felouque qui devait l’emporter le lendemain.
Dans un étroit espace, et si bas qu’on ne pouvait s’y tenir debout, vingt hommes étaient entassés déjà, étendus pêle-mêle sur une paille fétide, ainsi qu’un ignoble bétail. L’entrée de notre héros, qu’ils croyaient un des leurs, fut saluée par eux de hourras frénétiques entremêlés d’injures et d’imprécations grossières contre le juge et le calife ; mais en y apercevant la noble physionomie du jeune homme et les pleurs silencieux qui baignaient son visage, désolé, ils reconnurent que celui-là n’était pas de leur bande, et dès lors ils lui tournèrent le dos avec une pitié méprisante.
Tel était le lieu, tels étaient les hôtes au milieu desquels Saïd venait d’être plongé. Du reste, ainsi que l’avait annoncé le juge, la felouque démarra le lendemain et commença de suivre le courant du Tigre pour de là gagner le golfe Persique et la mer des Indes.
Une fois par jour seulement on descendait dans la cale un baquet de riz gâté et une cruche remplie d’une eau saumâtre ; c’était toute la nourriture des prisonniers, et, si dégoûtante qu’elle fût, Saïd dut se résigner à en prendre sa part pour ne pas mourir de faim.
Il y avait plus d’une semaine déjà qu’ils naviguaient ainsi, lorsqu’un matin les malheureux captifs se sentirent plus rudement secoués qu’à l’ordinaire dans leur geôle flottante. Les vagues battaient avec fureur les flancs du vaisseau, et l’on entendait courir çà et là sur le pont d’une façon désordonnée. Soudain une secousse terrible se fit sentir et fut suivie aussitôt d’un sinistre craquement : le navire avait touché.
« Malédiction ! l’eau nous envahit, s’écria dans le même moment l’un des prisonniers ; et tous ensemble frappèrent à coups redoublés aux écoutilles, afin de les faire ouvrir ; mais aucune voix ne leur répondit, rien ne bougea au-dessus d’eux.
Ils essayèrent alors, à l’aide de leurs vêtements, de calfater la voie d’eau qui s’était ouverte dans les parois du vaisseau ; mais la brèche était trop large, leurs moyens trop restreints pour qu’ils pussent y parvenir ; et la mer continuait de monter à vue d’œil dans l’étroit espace qui les tenait enfermés. Quelques minutes encore et ils périssaient tous, lorsqu’enfin, par un suprême effort, ils réussirent à faire sauter la porte de leur tombeau.
Ils s’élancèrent tumultueusement au haut de l’escalier ; mais, en arrivant sur le pont, ils le trouvèrent complètement désert : tout l’équipage s’était sauvé dans les embarcations. À cet aspect, un immense cri de rage s’échappa de la poitrine des déportés, comme un rugissement de bêtes fauves, et troublés jusqu’à la démence par l’idée de la mort, ces êtres dégradés ne songèrent plus alors qu’à chercher dans l’orgie l’oubli de leur situation. Éperdus, ivres, n’ayant plus conscience de ce qui se passait autour d’eux, ils riaient, chantaient, dansaient ou se roulaient sur le pont, au milieu des barriques défoncées et des bouteilles vides, lorsque la tempête, redoublant d’effort, arracha enfin le navire de l’écueil sur lequel il s’était échoué, l’enleva comme une plume légère sur la crête d’une vague, et presque au même moment le rejeta en débris à l’abîme.
Saïd, cependant, plus sage que ses compagnons, et sachant contempler la mort sans forfanterie et sans lâche terreur, avait réussi à se cramponner au grand mât au moment où le navire s’en alla en mille pièces. Les vagues, toujours courroucées, le faisaient rouler ça et là, au hasard, et par instants le submergeaient entièrement ; mais, grâce à son habileté dans la natation et surtout à son indomptable énergie, notre héros finissait toujours par revenir à la surface. Il nageait ainsi depuis une demi-heure, toujours en danger de mort, lorsqu’en appuyant sa main sur sa poitrine oppressée de fatigue, il sentit rouler sous ses doigts son petit sifflet d’argent.
Bien souvent déjà et bien cruellement le pauvre Saïd avait été déçu par son prétendu talisman. Il se ressouvint cependant de la parole de la fée : Ne désespère jamais ! et demandant à ses poumons épuisés tout le souffle qu’ils pouvaient contenir, il porta le sifflet à ses lèvres… Un son clair et perçant retentit, dominant le bruit de la tempête, et soudain, ô miracle ! les flots s’apaisèrent, et la mer, tout à l’heure troublée jusqu’au fond de ses abîmes, fut en un clin d’œil unie comme une glace.
À peine Saïd avait-il eu le temps de reprendre haleine et de jeter autour de lui un regard d’exploration, qu’il lui sembla que le mât sur lequel il était assis se dilatait et s’agitait sous lui d’une étrange façon, et il ne put se défendre d’un certain effroi en reconnaissant qu’il n’était plus à cheval sur un morceau de bois inerte, mais sur un énorme poisson de l’espèce des dauphins. Il ne tarda pas à se remettre cependant, et, quand il vit que son aquatique coursier nageait rapidement, il est vrai, mais régulièrement, sans secousses et toujours à fleur d’eau, il n’hésita plus à attribuer cette merveilleuse transformation à l’appel de son sifflet et à l’influence de la bonne fée, à laquelle il adressa alors à travers les airs mille remercîments enflammés.
Le dauphin filait sur la plaine humide avec une telle rapidité qu’avant la fin du jour Saïd aperçut la terre et reconnut l’embouchure d’un large fleuve dans lequel le dauphin pénétra aussitôt.
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