Il représenta son fils comme un noble et fier jeune homme, incapable de l’action indigne dont on l’accusait, et il adjura le calife de daigner provoquer à cet égard une enquête minutieuse auprès de tous les gens qui l’avaient connu.
« Cela sera fait s’il en est besoin, » dit le calife. Puis, se tournant vers Kaloum-Bek : « N’as-tu pas dénoncé le vol comme c’était ton devoir ?
– Eh ! sans doute, s’écria le marchand ; j’ai traduit mon voleur devant le cadi.
– Qu’on introduise le cadi ! » dit Haroun.
À la stupéfaction de tous, celui-ci entra sur-le-champ, comme s’il eût été transporté là par quelque charme, et, sur la demande du calife, il déclara se rappeler parfaitement l’affaire dont il s’agissait.
« Tu as interrogé le jeune homme ? demanda Haroun ; a-t-il avoué son crime ?
– Je l’ai interrogé, seigneur, mais je n’ai pu obtenir de lui un aveu précis et formel : il prétendait ne pouvoir s’expliquer que devant Votre Hautesse.
– Je ne me souviens pas de l’avoir vu, dit le calife.
– Pourquoi aurais-je satisfait à son désir ? répondit le juge : s’il fallait écouter de pareils drôles, c’est par bandes qu’on devrait les amener chaque jour au pied du trône de Votre Hautesse.
– Tu sais que mon oreille est ouverte à tous, objecta le calife avec sévérité ; mais sans doute le crime était tellement avéré qu’il n’était pas besoin d’amener le jeune homme à mon tribunal. Et toi, d’ailleurs, Kaloum, tu as produit certainement des témoins irrécusables du vol dont tu te plaignais ?
– Des témoins ? répondit le marchand, ne pouvant dissimuler un léger trouble ; des témoins ? non. Comme on dit, seigneur, vous savez, rien ne ressemble plus à une pièce d’or qu’une autre pièce d’or. Quels témoins aurais-je donc pu produire pour établir que l’or volé avait été détourné de ma caisse ?
– Mais alors à quoi donc as-tu reconnu que la somme t’appartenait ? demanda le calife.
– À la bourse qui la renfermait, répondit le marchand.
– Tu l’as sur toi, cette bourse ? poursuivit Haroun.
– La voici ! dit Kaloum-Bek en la tendant au vizir pour la faire passer au calife.
– Mais, s’écria le vizir jouant d’étonnement, que vois-je ! cette bourse est à toi, dis-tu, chien maudit ? et moi j’affirme qu’elle m’appartenait et que je l’ai donnée avec son contenu, une centaine de pièces d’or environ, à un brave jeune homme qui m’avait secouru dans un danger pressant.
– En jurerais-tu ? demanda le calife en se tournant vers son ministre.
– Certes ! par ma place au paradis ! répondit le vizir. Je ne saurais la méconnaître, d’ailleurs ; c’est ma fille elle-même qui l’a brodée.
– Tu as donc mal jugé, cadi ? dit Haroun ; mais, puisqu’il n’existait ni preuves ni témoins d’aucune sorte, qu’est-ce donc qui t’a pu faire croire que la bourse appartenait au marchand ?
– Il me l’a juré, dit le juge, commençant à s’effrayer de la tournure que prenaient les choses.
– Ainsi, tu as fait un faux serment ! s’écria le calife d’une voix de tonnerre en s’adressant au marchand, qui se tenait devant lui tremblant et blême.
– Allah ! Allah ! gémit celui-ci, je ne voudrais pas donner un démenti au seigneur grand vizir ; assurément, sa parole est digne de foi ; mais cependant… peut-être… cela s’est vu… on se trompe quelquefois. Ah ! traître Saïd ! je donnerais mille tomans pour qu’il fût ici ! il faudrait bien qu’il confessât son crime !
– Qu’as-tu donc ordonné de ce Saïd ? demanda le calife au juge ; où se trouve-t-il à cette heure ?
– D’après la loi, balbutia le juge, j’ai dû le condamner au bannissement perpétuel dans une île déserte.
– Ô Saïd, mon enfant, mon pauvre enfant ! » gémit le malheureux père éclatant en sanglots.
Mais Kaloum, criant plus haut que tout le monde, répétait avec des gestes d’un désespoir extravagant : « Oui, mille tomans, dix mille ! je les donnerais pour que Saïd fût là.
– Parais donc, Saïd ! s’écria le calife, et viens confondre tes accusateurs. »
À ce cri, à la vue du jeune homme, le marchand et le cadi demeurèrent pétrifiés comme s’ils se fussent trouvés en présence d’un fantôme ; roulant les yeux çà et là d’un air hagard, essayant de parler et ne faisant entendre que des sons inarticulés, ils tombèrent à genoux enfin et frappèrent le pavé de leur front. Mais le calife, poursuivant son interrogatoire avec une inflexible rigueur : « Kaloum ! Saïd est devant toi ; t’avait-il volé ?
– Non ! non ! grâce ! hurla le misérable.
– Cadi, tu invoquais la loi tout à l’heure : la loi ordonne d’entendre tout accusé, quel qu’il soit et qui que ce soit qui l’accuse ; elle ordonne surtout de ne condamner que des coupables. Quelle preuve avais-tu de la culpabilité de Saïd ?
– Le témoignage de Kaloum-Bek seulement ; je m’en étais contenté parce que c’est un homme notable.
– Eh ! t’ai-je donc institué juge et placé au-dessus de tous pour n’écouter que les gens notables ? s’écria le calife dans un noble mouvement de colère. Je te bannis pour dix ans dans une île déserte. Tu réfléchiras là sur l’essence de la justice et sur les obligations qu’elle impose à ceux qui sont chargés de l’exercer.
« Quant à toi, misérable ! dit-il au marchand, vil et lâche coquin, qui recueilles et secours les mourants, non par commisération, mais pour en faire tes esclaves, tu offrais tout à l’heure de donner dix mille tomans si Saïd pouvait reparaître et porter témoignage ; tu vas payer cette somme sur-le-champ. »
Kaloum se réjouissait déjà de se tirer de cette méchante affaire à si bon marché, et il était sur le point de se prosterner pour remercier le calife de son indulgence, quand celui-ci ajouta : « En outre, et en punition de ton faux serment pour les cent pièces d’or, il te sera appliqué, avant de sortir de ce palais, cent coups de bâton sous la plante des pieds. » Une épouvantable grimace contracta les traits de Kaloum, « Ce n’est pas tout encore, poursuivit le calife : je laisse le choix à Saïd de prendre ta boutique tout entière avec toi pour porte-balle, ou bien de recevoir dix sultanins d’or pour chaque jour qu’il a passé indûment dans ton magasin.
– Laissez, laissez aller ce drôle, noble calife, s’écria le jeune homme ; je ne veux rien de ce qui lui appartient.
– Non, par Allah ! repartit Haroun. Je veux que tu sois indemnisé de tous les déboires que l’avarice de ce misérable t’a causés. Et puisque tu ne veux pas prononcer, je choisis pour toi les dix sultanins d’or par jour ; tu n’as qu’à faire le compte du temps que tu as passé dans les griffes de ce vampire. C’est l’amour de l’or qui l’a poussé au mal ; qu’il soit puni par la perte de son or ! » Et, sur un geste du calife, le marchand faussaire et le juge indigne furent entraînés par les gardes au milieu des huées de la foule.
Haroun conduisit alors Benezar et Saïd dans une salle plus retirée de son palais, et là, il voulut raconter lui-même au vieillard l’aventure étrange dans laquelle il avait appris à connaître la vaillance, l’adresse et le noble dévouement de Saïd. Benezar pleurait de joie en écoutant ce récit, qui fut coupé seulement çà et là par un bruit cadencé de bâtons mêlé à des hurlements nazillards. Cet intermède était dû à maître Kaloum-Bek, auquel on était précisément en train d’appliquer, dans une des cours du palais, les cent coups de bâton que le fourbe avait si bien gagnés.
Invité par le calife à se fixer à Bagdad, auprès de son fils, Benezar accueillit avec joie une proposition qui répondait à son plus cher désir. Il venait d’éprouver trop cruellement pendant ces dernières années les douleurs de la séparation et de l’isolement pour consentir encore à quitter son enfant bien-aimé, l’orgueil et la joie de ses cheveux blancs !
Et depuis lors Saïd vécut comme un prince dans le palais qu’il tenait de la reconnaissance d’Haroun, aimé de son souverain, honoré de tous et comptant parmi ses plus chers commensaux les frères mêmes du calife et le fils du grand-vizir. Sa douceur, sa noblesse, sa générosité avaient fini par désarmer l’envie, ce lierre empoisonné qui s’attache à tout ce qui monte !… Il avait su conquérir à la fois (chose rare !) l’amour et l’admiration de ses concitoyens, et ce fut longtemps une sorte de dicton proverbial à Bagdad que de souhaiter à quelqu’un la fortune et la bravoure de Saïd, le fils de Benezar.
ÉPILOGUE – LA LETTRE
La chevaleresque histoire de Saïd et ses aventures tragi-comiques divertirent beaucoup les voyageurs, qui continuèrent encore quelque temps à s’entretenir de sujets merveilleux, tout en fumant et en prenant le café, cet indispensable accessoire de la conversation chez les Orientaux.
Ils se séparèrent ensuite pour aller se reposer quelque peu avant de se remettre en route ; car il leur restait une assez longue étape à fournir pour atteindre le Caire. Mais, au moment du départ, les marchands s’aperçurent tout à coup que leur nouvel ami, Sélim Baruch, manquait à l’appel. Ils le cherchèrent de tous côtés avec de grands cris, mais aucune voix ne répondit à la leur, et ils se perdaient en conjectures sur cette disparition étrange, lorsque le guide se présenta devant eux et leur dit que, tandis qu’ils dormaient encore, l’étranger lui avait ordonné de seller son cheval, en prétextant une affaire urgente qui l’obligeait à partir avant le gros de la caravane. « Mais, ajouta le guide avec une intention de finesse, je ne sais quelle affaire ce peut être ; car, au lieu de prendre la route du Caire, il a tourné bride dès le sortir de la vallée, et s’est élancé au grand galop dans la direction du désert. »
Les marchands se regardaient l’un l’autre, se demandant ce que cela pouvait signifier.
« Pour ma part d’ailleurs, reprit le guide, je n’ai pas à me plaindre de lui : si j’ai pu lui rendre quelques petits services, il m’en a généreusement récompensé. Mais, à propos, s’écria le bavard, j’ai là aussi quelque chose qu’il m’a remis pour vous, seigneur. » Et, fouillant dans sa ceinture, il en tira un billet qu’il remit à Lezah. Celui-ci se hâta de l’ouvrir et lut à haute voix ce qui suit :
« Averti par mes éclaireurs du passage de votre caravane et sachant que toi, le frère de mon hôte, tu te trouvais au nombre des voyageurs, j’ai voulu, étendant à toi et aux tiens les lois sacrées de l’hospitalité, qu’aucun accident ne traversât votre route. Quelque horde errante aurait pu cependant, à mon insu, vous molester ou vous voler dans le parcours du désert. Je suis donc venu à vous sous un déguisement, et j’ai cheminé dans votre compagnie afin de protéger votre marche. Vous êtes au terme de votre voyage : ma tâche est accomplie. Adieu ! les heures rapides que nous avons passées ensemble m’ont été douces en me faisant oublier pour un instant ma sombre destinée. Rentrez au sein de vos familles, ô vous dont le Prophète a béni l’existence ! Je vais rejoindre ma bande, moi, le banni du monde, le roi du désert.
« Mebrouck. »
Un long cri d’étonnement suivit cette lecture, qui stupéfia particulièrement le guide bavard ; mais, comme tous les sots importants qui ont la prétention de ne rien ignorer, il essaya d’insinuer que dès le premier moment il s’était bien douté de la chose.
« Monsieur le guide, vous n’êtes qu’un hâbleur ! lui dit Muley ; mais allez donc vous occuper un peu de notre départ : il faut que ce soir nous couchions au Caire. »
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Janvier 2007
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