Ordonne, je suis prêt à tout.

– Je puis, quant à moi, être délivrée sur l’heure, soupira la chouette ; mais cela ne se peut faire, ajouta-t-elle en baissant pudiquement ses gros yeux jaunes, que si l’un de vous m’offre sa main. »

La proposition parut interloquer fortement les deux cigognes ; et le calife, poussant de l’aile son grand vizir, l’entraîna un peu à l’écart.

« Grand vizir, lui dit-il, voilà un sot marché ; mais je compte sur ton dévouement pour nous tirer d’affaire.

– Oui-da ! répondit Manzour, pour que ma chère femme me saute aux yeux lorsque je reviendrai à la maison ; et puis je ne suis qu’un pauvre vieux, moi ; mais vous, seigneur, qui êtes jeune encore et garçon, vous êtes bien mieux le fait d’une jeune et belle princesse.

– Eh ! voilà l’enclouure ! murmura le calife traînant de l’aile. Que sais-tu si elle est jeune et belle ? Nous achetons chat en poche, comme on dit. »

Ils débattirent encore quelque temps : finalement, et lorsque le calife vit bien que son vizir aimait mieux rester éternellement cigogne que d’épouser la chouette, il se décida à remplir lui-même la condition qu’elle exigeait.

Transportée de joie à cette assurance, la chouette leur avoua qu’ils ne pouvaient être arrivés plus à propos, car vraisemblablement l’enchanteur et ses amis viendraient cette nuit même à leur rendez-vous ; et, quittant aussitôt sa retraite, elle guida les deux cigognes vers la salle où se devait décider leur sort.

Après avoir suivi pendant quelques minutes un corridor obscur, une lueur brillante leur apparut tout à coup à travers une muraille crevassée. La chouette recommanda alors à nos deux amis de garder un silence absolu, et tous ensemble continuèrent de s’avancer avec précaution jusqu’à la brèche par laquelle filtrait la lumière, et qui était assez large d’ailleurs pour leur permettre d’observer à loisir ce qui se passait de l’autre côté.

Au milieu d’une vaste salle un peu moins délabrée que le reste du château, et qu’éclairait un lustre immense, s’élevait une large table ronde pliant sous le poids des mets et des vins de toutes sortes. Huit hommes bizarrement vêtus entouraient cette table, couchés sur de riches sofas, et le cœur battit bien fort aux deux cigognes, en reconnaissant parmi eux le prétendu marchand qui leur avait vendu la poudre magique.

Le festin durait depuis longtemps déjà ; la nuit était près de finir, et nos pauvres enchantés n’avaient rien entendu encore qui les concernât. Ils commençaient à désespérer. La moitié des convives dormait et l’autre moitié, fatiguée de manger et de boire, paraissait prête à en faire autant, quand le voisin du faux colporteur le poussant du coude :

« Hé ! Kaschnur, raconte-nous donc tes derniers exploits ; cela nous égayera. » Celui-ci, sans plus se faire prier, défila aussitôt un interminable chapelet de méchancetés infâmes, parmi lesquelles se rencontra enfin l’histoire du calife et de son vizir.

« Et quel diable de mot leur as-tu donc donné ? demanda au magicien son interlocuteur.

– Un méchant mot latin, répondit celui-ci en riant aux éclats, et qui n’est pourtant pas bien malin à retenir : « MUTABOR. »

V

 

Ivres de joie d’avoir ressaisi le bienheureux mot, les cigognes se précipitèrent vers la sortie des ruines avec une telle rapidité que la chouette avait peine à les suivre. Le calife cependant, se tournant vers elle aussitôt qu’elle les eut rejoints, lui dit d’une voix émue : « Ô toi qui nous as délivrés, chouette généreuse, reçois ma main comme témoignage d’éternelle reconnaissance pour le service que tu nous as rendu. »

Et en même temps ils se tournaient l’un et l’autre, calife et vizir, du côté de l’Orient.

Trois fois leur long cou de cigogne s’inclina vers le soleil, dont les rayons commençaient à rougir le sommet des montagnes. Enfin, le fameux MUTABOR s’échappa de leur bec, et de cigognes ils redevinrent hommes. Hors d’eux-mêmes, incapables de parler, tant la joie les avait saisis, le maître et le serviteur se contemplaient avec une sorte de ravissement. Ils finirent par tomber dans les bras l’un de l’autre en riant et pleurant à la fois.

Mais qui pourrait décrire leur étonnement, lorsqu’en promenant leurs regards autour d’eux, ils aperçurent à leurs côtés une jeune dame magnifiquement vêtue ? Celle-ci tendit en souriant sa main au calife. « Ne reconnaissez-vous plus votre pauvre chouette ? » dit-elle. Elle était si resplendissante, que le calife, émerveillé de sa grâce et de sa beauté, ne put s’empêcher de s’écrier en tombant à ses genoux, qu’il regardait comme le plus grand bonheur de sa vie d’avoir été cigogne, puisque c’était à cette métamorphose qu’il devait de l’avoir rencontrée.

Le retour du calife à Bagdad, en compagnie du bon Manzour, fut salué par le peuple des acclamations les plus unanimes. Mais tous ces témoignages d’affection dont on les entourait ne faisaient qu’enflammer d’autant plus la haine de Chasid et de son vizir contre le fourbe Mizra. Ils se portèrent donc en hâte vers le palais, et firent prisonniers le vieillard magicien et son fils. Par ordre du calife, le vieux fut conduit dans cette même masure où il avait exilé la chouette, et là pendu bel et bien au sommet de la plus haute tour. Quant au fils, qui n’entendait rien à toutes les diableries de son père, le calife lui laissa le choix de mourir ou de priser. « En usez-vous, monsieur ? » lui dit le vizir de l’air le plus comique du monde, en lui présentant la tabatière, tandis que de l’autre côté se tenait un esclave, le sabre nu, et prêt à frapper au moindre signe. Mizra se hâta de plonger ses doigts dans la boîte magique. Une large prise, accompagnée d’un MUTABOR bien accentué, en fit en un clin d’œil une superbe cigogne ; et la pauvre bête, ayant été renfermée dans une vaste cage, fut transportée ensuite dans les jardins du calife, où elle servit longtemps à l’amusement des oisifs de Bagdad.

Chasid et la princesse sa femme vécurent ensemble de longs et heureux jours ; mais les moments les plus gais du calife étaient toujours ceux où le grand vizir le venait voir dans l’après-midi.

Souvent alors il leur arrivait de se remémorer leur étrange aventure, et, lorsque le calife était d’humeur joviale, il s’amusait même à contre-faire le grand vizir et à parodier son allure de cigogne. Le cou tendu, les jambes roides, il marchait gravement à travers la chambre, en clappant et frétillant ; puis il copiait la pantomime désespérée du pauvre vizir, lorsqu’il s’était inutilement incliné vers l’Orient, en s’épuisant à crier : MU… MU… MU…

Cette facétie était chaque fois un divertissement nouveau pour la femme du calife et pour ses enfants. Mais si Chasid clappait, frétillait, s’inclinait et criait trop longtemps : MU… MU… MU…, le grand vizir, piqué à la fin de la sotte figure que lui prêtait son maître, le menaçait de révéler à la princesse sa femme le débat qui s’était jadis élevé entre eux, à qui n’épouserait pas la pauvre chouette.

Le calife cessait aussitôt ; mais il ne pouvait s’empêcher de recommencer le lendemain, en dépit des menaces du bon vizir, qui d’ailleurs ne furent jamais suivies d’effet.

LE FAUX PRINCE

 

Lorsque Sélim eut cessé de parler, les marchands le complimentèrent à l’envi l’un de l’autre, et sur sa bonne idée et sur son joli conte.

« Vraiment, dit l’un d’eux en soulevant le rideau de la tente, l’après-dînée s’est écoulée sans que nous nous en soyons aperçus. Mais voici le vent du soir qui commence à s’élever ; il serait bon, je crois, de reprendre notre route. »

Les autres marchands partageant cet avis, les tentes furent repliées aussitôt, et la caravane se remit en marche dans le même ordre où nous l’avons vue déjà s’avancer à travers le désert.

Ils voyagèrent ainsi pendant toute la nuit et une partie de la matinée, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un campement commode. Tandis qu’on s’occupait d’y dresser les tentes, les marchands n’avaient d’autre souci que de servir l’étranger et se disputaient à qui se montrerait envers lui l’hôte le plus empressé et le plus bienveillant L’un lui apportait des coussins, un autre des tapis, un troisième mettait ses esclaves à sa disposition ; bref, Sélim fut entouré d’autant de soins et de prévenances que s’il se fût trouvé au milieu d’amis de vieille date.

La grande chaleur était passée déjà lorsque nos voyageurs se réveillèrent ; mais, comme ils ne devaient se remettre en route qu’au lever de la lune, et qu’ils avaient encore ainsi quelques heures de loisir, l’un des marchands, s’adressant à son voisin, lui dit d’une voix douce et insinuante : « Sélim Baruch, notre nouvel ami, nous a procuré hier une après-dinée délicieuse ; ne vous sentez-vous point envie d’imiter son exemple, mon cher Ali ? Vous avez beaucoup vu, beaucoup voyagé, beaucoup lu, et je suis certain que, sans chercher bien longtemps, vous retrouveriez facilement dans votre mémoire quelque histoire intéressante.

– Soit, dit le marchand interpellé, je m’exécute ; quoique, à vrai dire, je craigne fort de vous paraître un peu pâle en mes inventions après les fantasques aventures du calife Gigogne et de son grand vizir. Mais, puisque vous avez bien voulu m’inviter à parler, je ferai tous mes efforts pour vous satisfaire, mes chers amis. Écoutez donc l’histoire du tailleur-prince. »

 

Il y avait une fois un brave garçon tailleur, du nom de Labakan, qui travaillait de son métier chez un des plus habiles maîtres d’Alexandrie. On ne pouvait pas dire que Labakan fût maladroit à manier l’aiguille, ou paresseux, ou inexact : c’était au contraire un très-bon ouvrier, fort habile en coutures de toute sorte et généralement assidu à sa boutique ; mais le caractère fantasque de ce compagnon ne permettait pas de toujours compter sur lui. Parfois il cousait pendant des heures entières avec une ardeur si grande, que l’aiguille s’échauffait dans ses doigts et que le fil fumait. Mais parfois aussi – et cela par malheur arrivait assez fréquemment – il tombait en des sortes d’extases pendant lesquelles il demeurait sans mouvement, la tête droite, l’œil fixe ; et il y avait alors dans son visage et dans tout son air quelque chose de singulier que son maître et les autres compagnons ne pouvaient s’expliquer, et qui leur faisait dire seulement en haussant les épaules : « Voilà encore Labakan avec ses airs de prince ! »

Un certain vendredi, à l’heure où les autres ouvriers revenaient tranquillement à la maison pour se remettre au travail, après avoir assisté à la prière, Labakan sortit de la mosquée dans un magnifique costume qu’il s’était procuré à grands frais, et se promena longtemps, la démarche grave et la mine hautaine, à travers les rues et les places de la ville. Lorsqu’un de ses camarades passant à ses côtés lui jetait un : « La paix soit avec toi ! » ou : « Comment va l’ami Labakan ? » notre garçon tailleur lui répondait par un petit signe protecteur de la main et poursuivait sa route. Son maître lui ayant dit en manière de raillerie : « Tu as l’air d’un prince perdu, Labakan ! » cela parut le réjouir fort et il lui répondit vivement : « Vous l’avez aussi remarqué, n’est-ce pas ? » et d’un ton plus bas on l’entendit ajouter : « Il y a longtemps que je m’en doutais ! »

 

Depuis lors, la manie du pauvre garçon tailleur ne fit qu’aller en augmentant, et s’il n’avait été d’ailleurs un bon homme et un habile ouvrier, son maître lui eût certainement signifié d’avoir à déguerpir de chez lui.

Sur ces entrefaites, Sélim, le frère du sultan, passant par Alexandrie, envoya au maître tailleur un habit de gala pour y changer quelque broderie, et le maître confia cette besogne à Labakan, qui était chargé ordinairement des ouvrages les plus minutieux.