Le soir venu, tous les ouvriers se retirèrent pour se délasser des fatigues du jour ; mais un attrait irrésistible retint Labakan dans l’atelier où se trouvait accroché l’habit du frère de l’empereur. Plongé dans ses rêveries, il contemplait ce vêtement avec des yeux enivrés, admirant tantôt l’éclat des broderies, tantôt les vives couleurs et les reflets chatoyants du velours et de la soie. « Si je l’essayais, se dit-il, pour voir comment il me va. » Aussitôt dit, aussitôt fait, et, chose étrange ! cet habit s’ajustait aussi bien à sa taille que s’il eût été fait pour lui.

Labakan se promenait de long en large, gesticulant, parlant tout haut et s’étudiant de son mieux à se donner des airs importants.

« Qu’est-ce donc qu’un prince ? se disait-il en se contemplant dans une glace : un homme plus richement habillé que les autres, voilà tout. Si le sultan revêtait le costume d’un fellah ; si le muphti, si le cadileskier dépouillaient les ornements de leur dignité, qui pourrait dire en les voyant passer : « Celui-là est le sultan ; celui-ci, le chef de la religion, et cet autre, le grand juge militaire ? » À quoi reconnaît-on les émirs ? à leur turban vert. Oui, le costume est tout, et, si je pouvais avoir un cafetan comme celui-ci, nul ne me contesterait plus ma qualité de prince, et peut-être même parviendrais-je alors à retrouver mes nobles parents ! Mais pour cela, il faudrait d’abord que je quittasse Alexandrie, dont les gens trop grossiers n’ont pas su pressentir mon illustre origine. »

Un moment, il passa par la tête échauffée de Labakan l’idée de faire empaler une demi-douzaine de ses compatriotes pour apprendre à vivre aux autres ; mais il se rappela à temps que, tout prince qu’il était, – car il n’en doutait pas : son maître lui-même ne l’avait-il pas reconnu en disant qu’il avait l’air d’un prince perdu ! – il n’était pas encore suffisamment constitué en dignité pour pouvoir se permettre cette petite satisfaction, et il revint tout simplement à son projet de courir le monde à la recherche du trône de ses pères. Il lui semblait d’ailleurs que le bel habit du frère du sultan lui avait été envoyé tout exprès pour cet objet par une bonne fée, qui lui indiquait ainsi ce qu’il avait à faire, et lui promettait en même temps sa protection pour l’avenir. Tout exalté par cette belle idée, sa résolution fut prise aussitôt. Ramassant donc tout son petit pécule, il se glissa hors de la boutique, et, grâce à la nuit, il put gagner sans être vu les portes d’Alexandrie.

Notre nouveau prince ne laissa pas d’être quelque peu intimidé le lendemain par les regards curieux qui s’attachaient sur sa personne. Plus il se rengorgeait et portait la tête au vent, et plus on s’étonnait qu’un personnage si bien vêtu voyageât pédestrement comme un petit compagnon. Lorsqu’on l’interrogeait là-dessus, Labakan répondait bien d’un air mystérieux qu’il avait des raisons particulières pour en agir ainsi ; mais ayant remarqué que ses explications étaient accueillies le plus souvent avec des rires moqueurs, il résolut de compléter son équipage par l’achat d’un cheval. Moyennant un prix modique, il se procura donc une vieille rosse dont l’allure tranquille et la douceur ne pussent lui causer aucun embarras ; car, de se montrer cavalier accompli, maître Labakan ne pouvait avoir cette prétention, lui qui n’avait jamais chevauché jusqu’alors que sur son établi.

Un jour, comme il s’en allait au petit pas sur son Murva (il avait nommé ainsi son cheval), il fut rejoint par un cavalier qui lui demanda la permission de faire route avec lui, la conversation devant leur abréger à tous deux la longueur du chemin. Le nouveau venu était d’ailleurs un jeune et joyeux garçon, beau, bien fait dans toute sa personne, l’allure décidée, l’œil noir et fier, et Labakan l’eût volontiers traité comme son égal, s’il eût été plus richement vêtu. Cependant l’entretien s’était noué entre les deux voyageurs, et avant que la journée fût écoulée, Omar, c’était le nom du compagnon de Labakan, avait raconté toute son histoire à son nouvel ami. Celui-ci ne lui rendit cette politesse qu’à demi, en passant sous silence, bien entendu, le fil et les aiguilles, et en donnant seulement à entendre qu’il était d’une grande naissance et voyageait uniquement pour son plaisir.

Maître Labakan se fût bien gardé d’entrer dans plus de détails, après l’histoire qu’il venait d’entendre, et de laquelle il résultait que celui dont le costume lui avait paru si mesquin n’était pas moins qu’un fils de roi.

Voici en effet ce que lui avait dit Omar :

« Depuis ma plus tendre enfance, j’ai été élevé et j’ai toujours vécu à la cour d’Elfi-Bey, le pacha du Caire. Je le croyais mon oncle. Dernièrement, il m’appela auprès de lui, et, seul avec moi, il me déclara que je n’étais point son neveu, mais le fils d’un puissant roi d’Arabie, lequel s’était vu contraint de m’éloigner de lui aussitôt après ma naissance, afin de conjurer une influence funeste qui devait, au dire des astrologues, menacer ma tête jusqu’à l’âge de vingt-deux ans.

« Elfi-Bey ne m’a pas dit d’ailleurs le nom de ma famille, il lui était interdit de le faire ; mais voici les indications que j’ai reçues de lui et à l’aide desquelles je dois retrouver mon père : Le quatrième jour du mois de Ramadan, dans lequel nous allons entrer, j’aurai accompli ma vingt-deuxième année. Ce jour-là, je devrai me trouver au pied de la colonne El-Serujah, qui est située à quatre journées d’Alexandrie, vers l’est. Des hommes se rencontreront en ce lieu, auxquels je présenterai ce poignard que m’a remis Elfi-Bey, et je leur dirai en même temps :

Je suis celui que vous cherchez.

S’ils me répondent :

Loué soit le Prophète qui t’a sauvé !

j’ai ordre de les suivre. Ces hommes me conduiront auprès de mon père. »

Le garçon tailleur avait écouté toute cette histoire avec un étonnement toujours croissant. Dans ses jours de lubies, il lui était souvent arrivé de se faire le héros d’aventures analogues ; et voilà que, tout à coup, sous ses yeux, ses rêves prenaient corps et se réalisaient… mais au profit d’un autre. Cela lui paraissait souverainement injuste de la part de la Providence ; car il en revenait toujours là : que lui manquait-il pour être un prince, un véritable prince ? D’être le fils d’un roi, voilà tout. Et n’en était-il pas digne aussi bien que son compagnon ?

Labakan considéra dès lors le prince Omar avec des yeux jaloux. Ce qui l’irritait surtout, c’était que celui-ci, qui passait déjà pour le neveu d’un chef puissant, eût encore reçu du sort la dignité d’un fils de roi, tandis que lui, Labakan, n’avait obtenu qu’une naissance vulgaire et une carrière obscure.

Tout le jour, le garçon tailleur remâcha ces sottes idées. Elles obsédèrent son imagination la nuit entière et l’empêchèrent de fermer l’œil ; mais lorsque au matin son regard tomba sur Omar dormant paisiblement à ses côtés, et rêvant peut-être à son bonheur prochain, Labakan sentit une pensée odieuse se glisser dans son cœur comme un reptile empoisonné.

« S’il arrivait par un hasard quelconque que le prince vînt à périr, qui l’empêcherait, lui, Labakan, de se mettre à sa place, de prendre son nom et de se présenter comme le fils du roi ?… »

Omar dormait toujours. Le poignard qu’Elfi-Bey lui avait donné et qui devait servir à le faire reconnaître de son père sortait à demi de sa ceinture. C’était une arme magnifique ; sa poignée toute constellée de rubis en faisait un véritable joyau. Labakan s’approcha de plus près pour l’admirer… il y porta la main, le tira du fourreau et lut sur la lame ces mots, qui lui semblèrent encore une sorte d’oracle :

An cha Allah !

S’il plait à Dieu !

« Oui, répéta-t-il tout bas en considérant le prince avec des yeux égarés, oui, s’il plaît à Dieu, celui-ci ne se réveillera pas, et je serai, moi, le prince Omar ! » Sa main crispée serrait convulsivement la poignée de l’arme, il allait frapper… quand, à l’idée du sang, des cris de sa victime, d’une lutte peut-être, il sentit son cœur défaillir.

Mais, si la pensée du meurtre révoltait la timide nature du garçon tailleur, il n’en était pas de même de celle du vol ; et peu s’en fallut qu’en cette occurrence il ne considérât le prince Omar comme son obligé de ce qu’il voulait bien lui laisser la vie en se contentant de lui prendre son nom. « Au fait, s’était-il dit, de cette façon j’atteindrai tout aussi bien mon but, et, si l’autre vient réclamer… il arrivera trop tard, et ce sera lui qui passera pour l’imposteur. »

Là-dessus maître Labakan, plongeant le poignard dans sa ceinture, s’était hissé de son mieux sur la rapide monture du prince, et lorsque Omar s’éveilla son perfide compagnon avait déjà sur lui une avance de plusieurs milles.

C’était le premier du mois de Ramadan que ceci se passait, et par conséquent il restait encore trois jours à Labakan pour se rendre au lieu indiqué, ce qui était bien plus que suffisant pour la distance qu’il avait à parcourir ; mais, talonné par la peur de se voir rattraper par le vrai prince, il ne laissa pas cependant de se hâter le plus possible.

Vers la fin du deuxième jour, Labakan aperçut à l’horizon la colonne El-Serujah. Elle s’élevait au sommet d’une petite éminence, au milieu d’une vaste plaine, et pouvait ainsi être vue deux ou trois heures avant qu’on y arrivât. Le cœur de Labakan battit fortement à cet aspect.