D’ailleurs, ajouta-t-il en toisant le pauvre diable du haut en bas, cela pourra vous servir pour raccommoder votre cafetan, en attendant que vous en achetiez un autre. »

Labakan prit machinalement les objets que lui tendait le juif, et jetant un coup d’œil sur sa personne, il s’aperçut qu’en effet les mains de ses compagnons avaient apporté un notable dommage à son ajustement. Comme il cherchait une boutique de fripier où se rhabiller d’une façon plus convenable, il en avisa une au-dessus de laquelle pendait un écriteau indiquant qu’elle était à louer. Il entra, et tout en changeant de costume, il regardait la boutique et son aménagement et se disait que cela ne devait pas être bien cher. Il adressa quelques questions au marchand, et celui-ci se montra si raisonnable dans ses prétentions, qu’en dix minutes l’affaire fut conclue, le premier terme payé d’avance, et Labakan installé, jambes croisées, sur son établi.

Pour première besogne, et en attendant qu’il eût occasion de travailler pour autrui, Labakan se mit à rapiécer et à repriser la veste que son ancien maître et ses compagnons lui avaient si déplorablement dévastée, et pour ce faire il employa justement l’aiguille et le fil que le brocanteur lui avait rendus. Le dommage était grand et demandait du temps pour être réparé. Avant qu’il en fût venu à bout, Labakan fut obligé de laisser là son travail pour aller quérir quelques provisions dont son estomac sentait l’impérieux besoin. Il demeura dehors une demi-heure environ. Mais à son retour, quel merveilleux spectacle s’offrit à lui ! l’aiguille cousait toute seule sans qu’aucune main la conduisît, et elle faisait des points d’une finesse et d’une élégance telle que Labakan lui même, si bon ouvrier qu’il fût, n’aurait pu que difficilement y atteindre. Autre prodige : le petit peloton de fil était inusable, et l’aiguille avait beau courir, courir toujours, la grosseur du peloton ne diminuait pas de l’épaisseur d’un cheveu.

Le pauvre garçon tailleur, qui au moment de l’ouverture des coffrets avait considéré d’abord avec rage et ensuite avec mépris la soie et l’aiguille accusatrices, comprit alors combien le plus mince présent d’une bonne fée est précieux et de valeur inestimable. Il entrevit le secours qu’il pourrait tirer de ces outils enchantés ; tombant à genoux, il remercia le Prophète avec larmes, et le doux nom de Goulgouli vint se mêler sur ses lèvres à celui d’Allah !

Désormais tout à sa profession, dont ne venaient plus le distraire de folles bouffées de vanité, Labakan ne tarda pas à recueillir des commandes de toutes parts, et, grâce à ces merveilleux instruments, il acquit sans grand-peine le renom du plus habile tailleur de la ville. Il n’avait qu’à couper les vêtements et à faire les premiers points, son aiguille poursuivait ensuite la tâche commencée et courait sans interruption jusqu’à ce que l’habit fût fini. Maître Labakan compta bientôt ses pratiques par centaines, car il travaillait vite et bien, et avec une modération de prix extraordinaire. Il n’y avait qu’une chose qui fit un peu hocher la tête aux bonnes gens d’Alexandrie lorsqu’on parlait de l’habile tailleur : c’est que maître Labakan n’avait point de compagnons ni d’apprentis et travaillait toujours toutes portes closes.

Ainsi fut accomplie la sentence de la cassette, promettant à son possesseur bonheur et richesse. Bonheur et richesse accompagnaient en effet dans une mesure modeste les entreprises de l’heureux tailleur ; et lorsqu’il entendait parler de la gloire du jeune sultan Omar, qui était dans toutes les bouches, lorsqu’on vantait devant lui ce héros comme l’orgueil de son peuple et l’effroi de ses ennemis ; lorsqu’on rapportait les vaillantises du prince, ses exploits guerriers, les dangers qu’il avait courus dans les combats et dont sa bravoure et son génie l’avaient tiré, le timide Labakan sentait, aux frissons involontaires qui lui parcouraient tout le corps, que le métier de prince et de héros n’était pas son fait, et qu’il eût joué un triste rôle sur les champs de bataille. Il se réjouissait alors du dénouement de son aventure ; et tout en taillant, cousant et rapetassant, il s’affermissait de plus en plus dans la croyance de tout bon musulman, à savoir que nul ne peut changer sa destinée.

 

 

La délivrance de Fatmé

 

Le voyage de la caravane se poursuivait sans obstacles, et, grâce au passe-temps imaginé par Sélim, les voyageurs ne s’impatientaient pas trop pendant les longues haltes auxquelles les contraignait la chaleur trop ardente.

Le lendemain, après que les esclaves eurent desservi les restes du repas, l’étranger, prenant à partie Muley, l’un des marchands :

« Vous qui êtes le plus jeune d’entre nous, lui dit-il, et dont le caractère se montre toujours gai et enjoué, vous devez certainement avoir l’esprit garni de toutes sortes de bons contes. Cherchez-nous-en donc un des meilleurs que vous sachiez, et régalez-nous-en après notre sieste.

– Je ne demanderais pas mieux que de vous obéir, répondit en badinant Muley, mais on m’a toujours dit que la modestie seyait bien à la jeunesse ; je crois donc devoir me récuser aujourd’hui et laisser parler avant moi un autre de nos compagnons de voyage. »

En ce moment, le chef de l’escorte parut à la porte de la tente avec une mine soucieuse.

« Excusez-moi, seigneurs, dit-il, de venir vous interrompre, mais je crois qu’il serait imprudent de prolonger plus longtemps notre halte. Nous sommes précisément à l’endroit du désert où les caravanes sont ordinairement attaquées, et il est d’autant plus urgent de lever notre camp ou de nous mettre en défense, qu’un de mes hommes vient de me rapporter qu’il avait cru distinguer dans l’éloignement une grosse troupe de cavaliers. »

Le trouble qui s’empara des marchands à cette nouvelle parut étonner fort Sélim Baruch. « Ne sommes-nous pas assez nombreux et assez bien armés, leur dit-il avec sang-froid, pour n’avoir rien à redouter d’une poignée de brigands ?

– Sans doute, seigneur, répondit le guide, s’il s’agissait d’une bande ordinaire, il serait permis de n’en prendre aucun souci ; mais depuis quelque temps le terrible Mebrouk a reparu dans ces contrées, et celui-là mérite qu’on se tienne sur ses gardes.

– Et quel personnage est-ce donc que ce Mebrouk, pour inspirer de telles alarmes ? demanda l’étranger.

– Il court toutes sortes de bruits parmi le peuple sur cet homme extraordinaire, répondit le plus vieux des marchands. Certains le tiennent pour un être quasi surnaturel, parce qu’il a souvent engagé la lutte contre des caravanes entières avec quelques hommes seulement, et qu’il est toujours sorti vainqueur de ces audacieux coups de main. C’est de là, du reste, que lui vient ce nom de Mebrouk (l’heureux), sous lequel on le désigne communément ; car de son vrai nom et de sa patrie même, nul ne sait rien. D’autres pensent tout simplement que c’est un brave cheick que des révolutions, des malheurs domestiques, des crimes peut-être ont chassé de son pays et relégué dans ces contrées ; mais ce qui est sûr au fond, c’est que ce personnage est un abominable brigand et un voleur fieffé. »

Sélim Baruch ouvrait la bouche pour répondre lorsqu’il fut devancé par l’un des marchands nommé Lezah. « Il faut pourtant reconnaître, dit celui-ci, que, tout voleur qu’il est, Mebrouk a beaucoup de noblesse dans les sentiments. La conduite qu’il a tenue jadis avec mon frère en est la marque, comme je pourrai vous le raconter dans un moment plus opportun. Mais toujours est-il qu’il n’agit point à la façon des voleurs ordinaires, qui rançonnent et dépouillent sans merci les voyageurs. Il se contente, assure-t-on, de prélever un tribut sur les caravanes qu’il rencontre, et quiconque s’est une fois acquitté de ce péage peut poursuivre sa route sans crainte ; car Mebrouk est véritablement, ainsi qu’il aime à s’intituler lui-même, Roi du Désert, et nulle autre troupe que la sienne n’oserait battre le pays lorsqu’on le sait aux alentours. »

Tandis que les marchands conversaient ainsi, l’inquiétude des gardes allait toujours croissant. Depuis une demi-heure environ, une troupe assez nombreuse de cavaliers armés était en vue, et elle paraissait se diriger précisément sur le campement de la caravane.

L’une des sentinelles entra dans la tente pour donner avis que l’on allait vraisemblablement être attaqué. On tint conseil alors sur ce qu’il y avait à faire. Devait-on aller au-devant du combat, ou valait-il mieux l’attendre ? Achmet et les deux vieux marchands étaient pour le dernier parti, mais le bouillant Muley, ainsi que Lezah, appuyaient le premier et sollicitaient l’étranger de se ranger à leur opinion. Celui-ci tira silencieusement de sa ceinture un foulard bleu semé d’étoiles rouges, et l’ayant noué à la pointe d’une lance, il ordonna à un esclave de d’aller porter au sommet de la tente. Cela fait, il jura sur sa tête que les cavaliers passeraient devant eux sans les inquiéter.

Les marchands étaient cependant peu rassurés et se tenaient tous le sabre au poing, en suivant de l’œil la marche des cavaliers.