Ceux-ci s’étaient arrêtés à la vue du pavillon mystérieux qui venait d’être arboré au-dessus de la tente. Ils parurent se consulter quelques secondes, puis, tournant bride subitement, ils disparurent au triple galop dans les profondeurs du désert.

Stupéfaits de ce résultat si prompt et si inattendu, les voyageurs regardaient tantôt les cavaliers et tantôt l’étranger. Celui-ci, comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire, promenait indifféremment ses regards sur la plaine. À la fin, Muley rompit le silence. « Qui donc es-tu, puissant étranger, s’écria-t-il, pour disperser ainsi avec un simple signe les hordes du désert ?

– Ne vous abusez pas sur l’étendue de mon pouvoir, répondit en souriant Sélim Baruch ; je me suis simplement servi d’un signal que le hasard m’a fait découvrir pendant ma captivité. Ce qu’il signifie, je l’ignore ; je sais seulement que son usage peut être d’un puissant secours dans la traversée du désert. »

Les marchands remercièrent avec effusion l’étranger en le nommant leur sauveur ; et, en effet, d’après le nombre des cavaliers qu’ils avaient aperçus, il était évident qu’il leur eût été impossible d’opposer une longue résistance. Délivrés de cette crainte, ils se reposèrent avec un cœur plus léger et ne levèrent leur camp qu’après l’apparition des premières étoiles.

Le lendemain, il ne leur restait plus qu’une ou deux journées de marche pour atteindre aux limites du désert, et l’on pouvait se croire désormais à l’abri de tout danger.

« Puisque nous n’avons plus rien à redouter des voleurs, dit Lezah lorsque tous les marchands furent rassemblés, parlons donc tout à notre aise et sans crainte de ce mystérieux et terrible Mebrouk, sur lequel on fait tant de contes. Je vous disais hier que c’était un homme d’un noble caractère : permettez-moi de vous en donner une preuve en vous racontant aujourd’hui la singulière histoire de sa rencontre avec mon frère. Je serai forcé seulement, pour plus de clarté, de reprendre les événements d’un peu plus haut. »

 

Mon père était cadi dans la ville d’Acara. Il avait trois enfants ; j’étais l’aîné et j’avais un frère et une sœur beaucoup plus jeunes que moi. Lorsque j’eus atteint mes vingt ans, un frère de mon père, qui s’était établi en pays étranger, m’appela auprès de lui et m’institua l’héritier de tous ses biens, à condition que je demeurerais dans sa maison jusqu’à sa mort. Mon oncle était d’un âge avancé, et, avant que deux années se fussent écoulées, je reprenais le chemin de ma patrie. Mais pendant mon absence un coup terrible avait atteint notre maison, et je me hâtais d’autant plus d’arriver auprès de mon père, que j’ignorais encore par quel miracle de la bonté d’Allah notre malheur avait été réparé.

C’est l’histoire de cet événement que je veux vous retracer avec ses péripéties innombrables ; l’une des plus étranges, à coup sûr, fut la rencontre de Mebrouk et de mon frère.

 

Mon frère Mustapha et ma sœur Fatmé étaient à peu près du même âge ; il y avait à peine entre eux deux années de différence. Ils s’aimaient vivement l’un l’autre, et tous deux adoraient notre père et rivalisaient de soins et de tendresse pour l’aider à supporter le fardeau de son âge, rendu plus lourd encore par une santé maladive.

Quand vint le seizième anniversaire de la naissance de Fatmé, mon frère voulut à cette occasion lui ménager une petite fête. Ayant donc invité toutes ses jeunes compagnes, il les réunit dans le jardin de notre père et leur y fit servir une abondante et délicate collation, à la suite de laquelle il leur proposa une promenade en mer. Les jeunes filles accueillirent cette idée avec empressement, et la promenade leur causa tant de plaisir, qu’elles-mêmes excitèrent mon frère à s’avancer plus au large qu’il ne l’avait résolu.

Non loin de la ville, il existe un promontoire au-delà duquel la vue, n’étant plus bornée par les découpures de la côte, s’étend vaste et libre, en même temps que de ce point la ville apparaît dans toute sa beauté avec ses maisons blanches disposées en amphithéâtre et qui semblent grimper les unes sur les autres, comme de jeunes curieuses qui se haussent sur la pointe des pieds afin de voir par-dessus les épaules de leurs compagnes. Ma sœur se fit l’interprète de ses jeunes amies et demanda à Mustapha de les conduire au moins jusque-là, afin qu’elles pussent admirer le soleil se couchant dans les flots. Mon frère hésitait : depuis quelques jours un corsaire s’était montré dans ces parages, ce qui lui inspirait de légitimes inquiétudes ; mais les jeunes folles insistèrent tellement, qu’il finit par céder à leur désir.

La pointe du promontoire venait à peine d’être dépassée, lorsque mon frère aperçut, à une faible distance, une embarcation de forme étroite et longue, dans laquelle se trouvaient des hommes armés. N’augurant rien de bon de cette rencontre, il ordonna aussitôt à ses rameurs de virer de bord et de gagner la terre au plus vite ; mais déjà la barque suspecte s’était élancée dans la même direction, et pourvue d’un plus grand nombre de rameurs, elle filait beaucoup plus rapidement, en ayant soin d’ailleurs de se maintenir toujours entre la terre et l’embarcation à laquelle elle donnait la chasse.

Cette manœuvre obstinée ne permettait plus de conserver le moindre doute : c’était un corsaire !

Lorsque les jeunes filles reconnurent le danger qui les menaçait, elles se dressèrent effrayées sur leurs bancs en poussant des cris de détresse. En vain Mustapha cherchait à les rassurer ; en vain il les suppliait de demeurer calmes, parce qu’en s’agitant ainsi elles entravaient la manœuvre : ses exhortations ne servaient de rien, et le corsaire avançait toujours. Quelques brasses encore, et les deux embarcations allaient se toucher ; déjà les grappins étaient levés, tout prêts à saisir leur proie avec leurs ongles de fer ; mais à ce moment les jeunes filles éperdues de terreur se jetèrent toutes à la fois d’un même côté du canot et le firent chavirer.

Cependant, depuis le rivage, on avait remarqué ce qui se passait ; et, comme depuis quelque temps on appréhendait la présence d’un corsaire dans les environs, la manœuvre de l’embarcation étrangère ayant éveillé les soupçons, plusieurs barques accouraient au secours des imprudents. Elles arrivèrent juste à temps pour recueillir les naufragés, mais non tous, hélas ! et, lorsqu’on put se reconnaître et se compter, ma pauvre sœur manquait ainsi qu’une de ses compagnes.

Dans la confusion produite par le renversement du canot, et grâce à la nuit qui commençait à venir, le corsaire s’était échappé.

Tout à coup on remarqua parmi les nôtres un individu que personne ne connaissait. Sur les menaces de Mustapha, éperdu de douleur et de colère, cet homme avoua qu’il appartenait à l’embarcation ennemie, qu’il était tombé à la mer au moment de l’abordage, et que dans leur précipitation à s’enfuir ses compagnons l’avaient abandonné. Il ajouta enfin que ceux-ci avaient réussi à s’emparer de deux jeunes filles, qu’ils avaient entraînées dans leur embarcation.

À la nouvelle de ce désastre aussi terrible qu’inattendu, la douleur de mon vieux père fut immense. Quant à celle de mon pauvre frère, je dois renoncer à vous la dépeindre : elle toucha presque à la folie. Ce n’était pas assez d’avoir perdu sa sœur adorée, il fallait encore qu’il eût à se reprocher d’être la cause de son malheur ! Et pour surcroît d’amertume, cette amie de Fatmé qui partageait son triste sort, mon frère l’aimait depuis son enfance ! elle était sa fiancée, et leur mariage devait être célébré aussitôt que Mustapha aurait atteint sa vingtième année !

Mon père était un homme d’un caractère sévère et même rigide. Lorsqu’il fut parvenu à dompter le premier emportement de sa douleur, il appela Mustapha et lui dit : « Ton imprudence m’a dérobé la consolation de ma vieillesse et la joie de mes yeux. Va-t’en ! je te bannis à toujours de ma présence ; je te maudis, toi et ceux qui naîtront de toi. Va ! et que ta tête demeure éternellement courbée sous la malédiction de ton père, si tu ne parviens pas à ramener Fatmé entre mes bras. »

Mon malheureux frère n’avait pas besoin de cet ordre ; dès le premier moment, il s’était dit qu’il n’avait plus qu’un devoir : retrouver sa sœur et son amie, dût-il, pour accomplir son entreprise, affronter mille morts. Il eût voulu seulement emporter avec lui comme un gage de succès, comme une consécration divine, la bénédiction de son père ; et loin de là, c’était sous le poids de l’anathème qu’il devait quitter l’auteur de ses jours, et courir le monde à la recherche de sa sœur chérie.