Ce dernier coup du sort lui fut le plus cruel ; mais, si tout d’abord il s’était senti écrasé sous ce comble d’infortune imméritée, il finit par puiser dans l’horreur même de sa situation une énergie sauvage et surhumaine. Désormais il était prêt à tout.

Mustapha prit congé en pleurant des parents de Zoraïde (ainsi se nommait la fiancée qui lui avait été ravie), et il se mit aussitôt en route pour Balsora, où, d’après le dire du corsaire prisonnier, ses compagnons avaient coutume de se rendre pour s’y défaire de leurs prises.

On ne trouve pas facilement dans notre petite ville de navires pour Balsora. Mon frère avait donc dû prendre la route de terre, et il fallait qu’il marchât à journées pressées pour atteindre cette ville à peu près en même temps que le corsaire. Monté d’ailleurs sur un bon cheval et n’étant chargé d’aucun bagage, il avait l’espoir d’y arriver avant la fin du sixième jour ; mais sur le soir du quatrième, comme il se trouvait seul sur la route, trois cavaliers, le sabre au poing, fondirent sur lui si subitement qu’il n’eut même pas le temps de se mettre en défense. Pensant que c’étaient des voleurs et qu’ils en voulaient à son argent et à son cheval plus qu’à sa vie, mon frère leur cria qu’il consentait à leur abandonner tout ce qu’il possédait ; mais eux, sans mot dire, descendirent de leurs montures, et, après avoir lié les pieds de mon frère par-dessous le ventre de son cheval, ils l’entraînèrent rapidement sans donner la moindre attention à ses prières.

Mustapha et ses muets compagnons quittèrent la grand-route pour s’enfoncer dans une épaisse forêt, à travers laquelle ils chevauchèrent environ une heure, jusqu’à ce qu’ils arrivassent à une jolie clairière toute bordée de grands arbres, et qu’un cercle de rochers entourait presque entièrement comme une fortification naturelle. Quinze ou vingt tentes environ étaient dressées dans cet endroit ; et çà et là passaient des chameaux et des chevaux magnifiques. Après avoir délié mon frère, ses conducteurs lui firent signe de descendre de cheval et l’introduisirent dans une tente plus vaste que les autres, et dont l’intérieur était décoré avec une extrême richesse.

Sur un amas de riches coussins était accroupi un vieillard de petite taille. Son visage était laid, sa peau noire et luisante ; un caractère de méchanceté sournoise se lisait dans ses yeux verts, ainsi que dans sa bouche contractée, et donnait à toute sa physionomie quelque chose d’odieux et de repoussant. Mais, en dépit des airs d’importance qu’essayait de se donner cet homme, Mustapha pensa que ce n’était pas pour cette espèce de monstre que la tente était si somptueusement ornée, et l’interrogation de ses conducteurs ne tarda pas à justifier son pressentiment.

« Où est le Maître ? demandèrent-ils au nain.

– Il est à la chasse, répondit celui-ci ; mais il m’a chargé de le remplacer pendant son absence.

– Allons donc ! ce n’est pas ton affaire, repartit un des voleurs. Il s’agit de décider si ce chien doit périr ou payer, et le Maître seul a le droit de prononcer là-dessus. »

Le petit monstre se redressa dans le sentiment de sa dignité, et se fit aussi grand qu’il put pour saisir l’oreille de son contradicteur. Ses efforts furent vains, mais il se dédommagea de son insuccès en vomissant un torrent d’injures, que les autres d’ailleurs ne se firent pas faute de lui rendre ; si bien que c’était dans la tente un horrible vacarme. Soudain le rideau fut soulevé et donna passage à un homme de haute taille et de fière allure. Il était jeune et beau comme un prince persan ; ses vêtements et ses armes, à l’exception d’un poignard constellé de rubis, étaient ordinaires et simples ; mais son œil sévère et la dignité naturelle répandue dans toute sa personne commandaient le respect bien mieux que ne l’eussent pu faire les plus brillants insignes.

« Qui donc ose engager un combat dans ma tente ? » s’écria-t-il d’une voix terrible.

Pendant un long moment la peur lia toutes les langues. Enfin, l’un de ceux qui avaient amené Mustapha raconta ce qui s’était passé. On vit alors le visage du Maître, comme ils l’appelaient, s’empourprer de colère, et d’une voix formidable s’adressant au nain, il lui dit : « Qui t’a fait si hardi de te mettre à ma place, Hassan ? »

Celui-ci, tremblant de peur, s’était blotti dans un coin et se faisait le plus petit qu’il pouvait.

« Sors d’ici, drôle ! » lui cria le Maître avec un geste de menace. Et, sans répliquer, le nain s’élança hors de la tente aussi vite que ses petites jambes purent le lui permettre.

Mon frère fut amené alors devant le véritable chef, dont les yeux s’attachaient sur lui avec une sorte de fureur sauvage. « Pacha de Zuleïka, lui dit-il enfin, ta propre conscience te doit dire pourquoi tu es devant Mebrouk. »

À ce nom, qui lui était pour lors inconnu, mon frère se prosterna et répondit : « Ô seigneur ! tu parais être dans l’erreur sur mon compte ; je suis un pauvre voyageur, et non point le pacha que tu crois. »

Tous ceux qui étaient dans la tente firent un geste d’étonnement ; mais le chef, reprenant la parole aussitôt : « Ta feinte te sera d’un faible secours, dit-il, car je puis te mettre en présence de gens qui te connaissent bien et dont tu ne pourras récuser le témoignage. Qu’on amène Zuleïma ! » ordonna-t-il à un esclave.

Une vieille femme fut introduite. C’était précisément une esclave née dans le pachalik de Zuleïka, et qui, depuis peu, était venue se joindre ainsi que son fils à la bande de Mebrouk, pour échapper aux mauvais traitements dont ils étaient l’objet l’un et l’autre de la part du pacha.

« Quel est cet homme ? » lui demanda Mebrouk en désignant mon frère du doigt. À peine la vieille eut-elle levé les yeux sur lui qu’elle s’écria avec un geste d’effroi instinctif : « C’est lui ! c’est lui, le monstre ! qui m’a fait battre de verges ! c’est le pacha de Zuleïka ! Venge-moi, Mebrouk, et avec moi tous les braves cavaliers dont il a ordonné le supplice !

– Tu le vois, misérable ! dit Mebrouk en se tournant vers mon frère, à quoi t’a servi de vouloir ruser ? cette esclave qui a vécu de longues années auprès de toi n’a pas hésité un instant à te reconnaître. Je te méprise trop d’ailleurs pour salir mon bon poignard de ton ignoble sang ; mais demain matin, je veux te lier à la queue de mon cheval et chasser ainsi avec toi, à travers forêts et rochers, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. »

Mon frère sentit défaillir son courage. « C’est la malédiction de mon père qui me poursuit ! s’écria-t-il en pleurant. Et toi aussi, tu es perdue, douce sœur ! et toi aussi, Zoraïde !

– Ta plainte est inutile ! lui dit un des voleurs tout en lui liant fortement les mains derrière le dos. Et ne reste pas ici plus longtemps, crois-moi, car le Maître mord ses lèvres et tourmente son poignard : cesse donc de l’irriter par ta présence, si tu veux vivre une nuit encore. Allons ! suis-nous ! »

Tandis que les voleurs s’efforçaient d’entraîner mon frère hors de la tente, trois de leurs compagnons y entraient avec un nouveau prisonnier. Quoique la situation critique dans laquelle se trouvait mon pauvre Mustapha dût alors le préoccuper bien vivement, il ne put cependant s’empêcher de remarquer la prodigieuse ressemblance qui existait entre cet homme et lui. Seulement, le nouveau venu était plus brun de visage et portait la barbe beaucoup plus longue.

« Nous t’amenons le pacha que tu nous as désigné, dirent les voleurs en poussant leur prisonnier devant Mebrouk.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria le chef en portant alternativement ses regards de mon frère à celui qu’on lui présentait. Est-ce un miracle, une jonglerie ? » Et s’adressant aux prisonniers : « Êtes-vous donc parents, frères ? Mais parlez donc, misérables ! Lequel de vous est le pacha mon ennemi ?

– Si tu cherches le pacha de Zuleïka, répondit le dernier venu avec hauteur, c’est moi ! »

Le chef darda longuement sur lui son fauve regard, et l’on pouvait juger, à la crispation nerveuse de sa lèvre, la colère qui l’agitait en présence de son ennemi. Il réussit cependant à se dominer, et, sans mot dire, il fit signe d’emmener le pacha. S’approchant ensuite de mon frère, il détacha lui-même ses liens et l’invita à s’asseoir à côté de lui.

« Par le Prophète ! s’écria-t-il lorsqu’ils furent seuls, c’est une étrange direction du ciel, il faut l’avouer, qui t’a jeté dans les mains de mes hommes, précisément à l’heure ou je faisais rechercher le pacha de Zuleïka.