J’avais prié ma femme de prendre toutes précautions à cet égard.
– Elles sont prises, mon chéri. Mais ma tête recommence à battre. Quelle atmosphère pénible !
– Il faut la changer ! a dit Challenger en se penchant au-dessus de sa bouteille d’oxygène. Elle est presque vide. Elle a duré près de trois heures. Maintenant, il va être huit heures. Nous passerons une nuit confortable. J’attends la fin vers neuf heures demain matin. Nous verrons notre dernier lever de soleil.
Après avoir dévissé la deuxième bouteille, il a ouvert le vasistas ; l’air est devenu meilleur, mais nos symptômes se sont aggravés ; aussi l’a-t-il refermé au bout d’une demi-minute.
« D’ailleurs, nous a-t-il fait observer, l’homme ne vit pas que d’oxygène. Il est l’heure de dîner ; elle est même dépassée. Je vous assure, messieurs, que lorsque je vous ai invités chez moi en vue d’une réunion que j’avais tout lieu d’espérer intéressante, j’avais l’intention de vous fournir de quoi justifier notre cuisine familiale. Tant pis ! nous ferons comme nous pourrons. Vous partagerez certainement mon avis qu’il serait absurde de consommer notre oxygène trop rapidement en allumant un réchaud à pétrole. J’ai quelques provisions de viandes froides, de pain, de pickles qui, avec deux bouteilles de bordeaux, feront l’affaire. Merci, ma chérie, aujourd’hui comme d’habitude, tu es la reine des organisatrices !
De fait, ç’a été merveilleux de voir la manière dont la maîtresse de maison, avec l’amour-propre d’une vraie ménagère anglaise, dressait en quelques minutes la table au milieu, la couvrait d’une nappe blanche comme neige, disposait les serviettes et ordonnait notre simple repas avec toute l’élégance de la civilisation : il y avait même au centre une torche électrique ! Et il n’était pas moins agréable de constater que notre appétit était revenu.
« Telle est la mesure de notre émotion, a dit Challenger avec cet air de condescendance qu’il arborait toujours quand il appliquait l’esprit scientifique à d’humbles faits. Nous avons traversé une grande crise. Ce qui implique un désordre moléculaire. Ce qui implique non moins sûrement un besoin de rétablir l’ordre. Un grand chagrin ou une grande joie sont causes d’une grande faim, et non de l’abstinence comme se plaisent à l’imaginer nos romanciers.
– Voilà pourquoi, à la campagne, les enterrements sont l’occasion de copieux repas !
– Exactement. Notre jeune ami a trouvé l’image juste… Prenez donc une autre tranche de langue.
– C’est la même chose chez les sauvages, a dit lord John en découpant sa viande. J’en ai vu qui enterraient leur chef dans la rivière Aruwimi ; là, ils ont mangé un hippopotame qui devait peser au moins autant que toute la tribu. Il y a aussi des indigènes de la Nouvelle-Guinée qui mangent le regretté défunt en personne, sous prétexte de lui faire une dernière toilette funèbre. Hé bien ! de tous les repas d’enterrement sur cette terre, je crois que celui-ci est le plus extraordinaire !
Mme Challenger est intervenue :
– Ce qui est étrange, c’est que je me sens incapable de ressentir du chagrin pour ceux qui sont morts. À Bedford, j’ai mon père et ma mère. Je sais qu’ils sont morts ; pourtant, au sein de cette tragédie universelle, je n’éprouve aucune peine pour les individus, même pour eux.
– Et ma vieille mère dans sa villa irlandaise ! ai-je ajouté. Je la vois par l’œil de l’imagination : elle a mis son châle et un bonnet de dentelle ; elle s’est affaissée avec les yeux clos dans le vieux fauteuil à haut dossier près de la fenêtre ; près d’elle, il y a son livre et ses lunettes. Pourquoi la pleurerais-je ? Elle a passé, et moi je vais passer le seuil d’une autre vie où je serai plus près d’elle peut-être que n’importe où en Irlande ou en Angleterre. Cependant, j’ai de la peine à penser que ce cher corps ne vit plus !
Challenger a pris la parole :
– Le corps ! Mais qui se lamente de ses cheveux coupés ou de ses bouts d’ongles taillés ? N’est-ce pas là pourtant des parties de nous-mêmes ? Un unijambiste ne gémit pas par sentiment sur son membre manquant. Notre corps physique nous a plutôt été une source de souffrance et de fatigue : il est l’indice toujours vigilant de nos propres limites. Pourquoi pleurer s’il se détache de notre moi psychique ?
– En admettant qu’il se détache réellement, a grogné Summerlee.
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