La collision a été horrible ! La locomotive et les wagons se sont fracassés ; nous n’avons plus vu qu’un amas de ferrailles tordues et de bois déchiqueté. Des flammes rouges ont jailli ; l’incendie s’est propagé sur tout le long du train. Pendant une demi-heure, nous sommes demeurés stupides, pétrifiés par ce spectacle épouvantable.

– Les pauvres ! Oh ! les pauvres gens ! s’est enfin écriée Mme Challenger, suspendue au bras de son mari.

– Ma chérie, les voyageurs de ce train ne vivaient pas davantage que le charbon contre lequel ils se sont écrasés, ou que le carbone qu’ils sont devenus à présent, a répondu Challenger, en lui pressant affectueusement la main. C’était un train de vivants quand il a quitté Victoria, mais il n’était plus qu’un convoi de cadavres quand la collision s’est produite.

– Et partout dans le monde, la même aventure se répète !

J’avais parlé presque sans m’en rendre compte : une extraordinaire lucidité me rendait présents toutes sortes de drames.

– Pensez aux navires en mer. Pensez qu’ils sont toujours sous pression, qu’ils fendront l’eau jusqu’à ce que leurs chaudières s’éteignent, ou jusqu’à ce qu’ils se jettent à toute vitesse sur quelque rivage. Les voiliers aussi… Ils nageront à rebours, ils porteront leurs voiles avec une cargaison de marins morts, et leurs madriers pourriront, et leurs jointures cèderont, jusqu’à ce que les uns après les autres ils coulent par le fond. Peut-être que dans un siècle d’ici l’Atlantique sera encore pigmenté de vieux débris flottant à la dérive.

– Et les mineurs ! a renchéri Summerlee en poussant un gloussement lugubre. Si jamais les géologues repoussent un jour sur la terre, ils émettront d’étranges théories sur l’existence humaine dans les strates carbonifères.

Lord John réfléchissait :

– Je ne me vante pas de savoir ce qui se passera, a-t-il dit, mais je crois qu’après ceci, la terre sera vide, à louer ! Si l’humanité est effacée de sa surface, comment s’y reproduirait-elle ?

– Au commencement, le monde était vide, a répondu Challenger. Sous des lois dont l’origine demeure chargée de mystères, il s’est peuplé. Pourquoi le même processus ne se répéterait-il pas ?

– Mon cher Challenger, vous ne parlez pas sérieusement !

– Je n’ai pas l’habitude, professeur Summerlee, de dire des choses que je ne pense pas sérieusement. Cette remarque est déplacée !

Nous avons revu la barbe pointant en avant et les paupières qui retombaient.

– Quoi ! Vous avez vécu en dogmatique obstiné, et vous entendez mourir le même homme ? s’est écrié Summerlee, non sans aigreur.

– Et vous, monsieur, vous avez passé votre vie à faire de la critique sans aucune envolée d’imagination, et vous êtes bien incapable de réussir autre chose !

Summerlee a répliqué :

– Vos pires ennemis ne vous accuseront jamais, vous, de manquer d’imagination !

Lord John a tapé du pied.

– Ma parole, cela vous ressemblerait bien si vous utilisiez nos dernières bouffées d’oxygène à échanger des propos désagréables ! D’abord, qu’importe si la terre se repeuple ou non ! Elle ne se repeuplera sûrement pas de notre vivant !

Challenger l’a repris avec sévérité :

– Par cette remarque, monsieur, vous découvrez vos limites ; elles ne nous surprennent pas ; nous les connaissions. Mais le véritable esprit scientifique ne doit pas se laisser ligoter par le temps et l’espace. Il se construit un observatoire sur la ligne frontière du présent qui sépare l’infini passé du futur infini. De ce poste, il exerce son activité vers le commencement et vers la fin de toutes choses. Quand survient la mort, l’esprit scientifique meurt à son poste, après avoir travaillé normalement et méthodiquement jusqu’à la fin. Il dédaigne un événement aussi minime que sa propre dissolution physique avec la hauteur dont il use vis-à-vis de toutes les autres limitations sur le plan de la matière. Ai-je raison, professeur Summerlee ?

Dans un grognement disgracieux, Summerlee a répondu :

– Sous certaines réserves, je suis d’accord.

– L’esprit scientifique idéal – je parle à la troisième personne afin de ne pas paraître trop complaisant envers soi – l’esprit scientifique idéal devrait être capable de méditer sur un sujet de science abstraite entre le moment où son possesseur tomberait d’un avion et celui où il s’écraserait au sol. Voilà le genre d’hommes à forte trempe qui conquièrent la nature et font cortège à la vérité !

– J’ai l’impression que la nature prend sa revanche, a déclaré lord John, qui regardait par la fenêtre. J’ai lu quelques articles de journaux où il était dit que c’était vous, messieurs, qui la maîtrisiez. Cette fois, elle est en train de vous mettre dans sa poche.

– Revers provisoire ! a affirmé Challenger. Dans le grand cycle du temps, qu’est-ce que c’est que quelques millions d’années ? Le monde végétal survit, ainsi que vous pouvez le constater. Regardez les feuilles de ce platane : les oiseaux sont morts, mais la végétation continue à vivre. De cette vie végétale dans des marais et des eaux stagnantes surgiront, en leur temps, les têtards minuscules qui précéderont la grande armée de la vie dont, pour l’instant, nous cinq formons la peu banale arrière-garde. Dès que la forme de vie la plus basse se sera établie, l’avènement final de l’homme est une certitude mathématique, tout comme celle que c’est du gland que naît le chêne. Le vieux cercle recommencera à tourner une fois de plus.

– Mais le poison ? ai-je demandé. Ne tuera-t-il pas la vie dans l’œuf ?

– Le poison peut n’être qu’une couche dans l’éther, un Gulf Stream méphitique dans cet océan où nous flottons. Ou encore une tolérance peut s’instaurer et la vie s’adapter à de nouvelles conditions. Le simple fait qu’avec une hyperoxygénation relativement faible de notre sang nous y résistions est une preuve certaine qu’il ne faudrait pas modifier grand-chose pour permettre à la vie animale de le supporter.

La maison d’où s’échappait tout à l’heure la fumée était à présent en flammes : de longues langues de feu escaladaient l’air.

– C’est plutôt affreux ! a murmuré lord John.

Jamais je ne l’avais vu si impressionné. Alors je lui ai dit :

– Après tout, qu’est-ce que ça peut faire ? Le monde est mort. L’incinération est certainement le meilleur enterrement !

– Si la maison de Challenger prenait feu, nous en aurions plus vite fini !

– J’avais prévu ce danger, a souri le propriétaire.