La lumière d’une étoile est une lumière autonome, à origine personnelle. Or dans cet exemple tous les spectres, aussi bien ceux des étoiles que ceux des planètes, accusent la même modification. Serait-elle la conséquence d’une modification intervenue dans ces planètes et ces étoiles ? Une telle hypothèse me semble insoutenable : quelle modification commune pourrait intervenir simultanément aussi bien dans les planètes que dans les étoiles ? S’agit-il alors d’une modification de notre propre atmosphère ? C’est possible, mais au plus haut point improbable, puisque nous n’en avons décelé aucun symptôme autour de nous, et que les analyses chimiques ne l’ont pas établie. Quelle serait dans ces conditions la troisième éventualité ? Une modification du milieu conducteur ? de cet infini d’éther fin qui s’étend d’une étoile à l’autre et se répand dans tout l’univers. Au sein de cet océan d’éther, nous flottons sur un courant paresseux : est-il interdit de croire que ce courant nous emporte vers des zones d’éther neuf à propriétés inimaginables ? Une modification s’est produite quelque part. Elle peut être mauvaise. Elle peut être bonne. Elle peut être neutre : ni bonne ni mauvaise. Nous n’en savons rien. Libre à des observateurs légers de traiter ce sujet avec dédain ! Mais l’homme qui comme moi-même possède une intelligence plus profonde – celle du véritable philosophe – comprendra que les possibilités de l’univers sont incalculables et que la sagesse consiste à se tenir prêt pour l’imprévu. Prenons un exemple : qui oserait soutenir que cette épidémie subite, mystérieuse et générale qui s’est déclarée parmi les indigènes de Sumatra, et qui a été relatée ce matin même dans vos colonnes, est sans rapport avec une modification cosmique à laquelle ils sont peut-être davantage sensibles que les populations plus complexes de l’Europe ? Je lance l’idée pour ce qu’elle vaut. Certifier qu’elle est exacte serait, dans l’état actuel des choses, aussi stupide qu’affirmer qu’elle est fausse. Mais il faudrait être un idiot bien épais pour croire qu’elle déborde du cadre des possibilités scientifiques.

Votre dévoué,

George Edward Challenger.

Les Bruyères, Rotherfield.

« Une belle lettre, et qui stimule la matière grise ! a commenté McArdle, en ajustant une cigarette dans le long tuyau de verre qui lui servait de fume-cigarette. Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur Malone ?

J’ai été contraint d’avouer mon ignorance totale, humiliante, du sujet abordé dans cette communication. Ainsi, qu’est-ce que c’était que ces lignes de Frauenhofer ? Par chance, McArdle venait d’étudier la question avec le concours du savant maison ; aussi s’est-il empressé de tirer de son bureau deux bandes spectrales multicolores, du genre de ces rubans qu’on voit parfois aux chapeaux des membres d’un jeune club ambitieux de cricket. Il m’a montré qu’il y avait certaines lignes noires qui formaient des croisillons sur la série des couleurs brillantes allant du rouge au violet, en passant par des gradations d’orange, de jaune, de vert, de bleu et d’indigo.

« Ces lignes noires sont des lignes de Frauenhofer, m’a-t-il expliqué. Les couleurs sont la lumière elle-même. N’importe quelle lumière, si vous la décomposez avec un prisme, donne les mêmes couleurs. Elles ne nous apprennent rien. Ce sont les lignes qui comptent, parce qu’elles varient selon ce qui produit la lumière. Or ces lignes noires, la semaine dernière, se sont brouillées et tous les astronomes se disputent pour en donner la raison. Voici une photographie de ces lignes brouillées ; nous la publierons dans notre numéro de demain. Le public n’y a pris jusqu’ici aucun intérêt, mais je pense que cette lettre de Challenger dans le Times mettra le feu aux poudres.

– Et cette histoire de Sumatra ?

– Ça, il y a loin d’une ligne brouillée dans un spectre à un nègre malade dans Sumatra ! Seulement, votre phénomène nous a déjà administré la preuve qu’il savait de quoi il parlait. Sans aucun doute, il sévit là-bas une maladie bizarre. Un câble de Singapour vient justement de nous apprendre que les phares ont cessé de fonctionner dans les détroits de la Sonde ; conséquence : deux navires à la côte… Bon ! De toute façon, voilà un joli sujet de conversation entre Challenger et vous. Si vous obtenez quelque chose de précis, ça fera une colonne pour lundi.

Au moment où, la tête pleine de cette nouvelle affaire, je quittais le bureau de mon rédacteur en chef, j’ai entendu appeler mon nom dans le salon d’attente. C’était un petit télégraphiste avec une dépêche que, de mon appartement, on m’avait fait suivre. Ce message émanait de l’homme dont nous venions de parler et il était ainsi conçu :

« Malone, 17, Hill Street, Streatham. – Apportez oxygène. – Challenger. »

« Apportez oxygène ! » Le professeur, je ne l’avais pas oublié, était doté d’un sens éléphantesque de l’humour, qui pouvait le pousser à des gaudrioles aussi lourdes que maladroites.