S’agissait-il là de l’une de ses plaisanteries qui déclenchaient un énorme rire irrésistible, qui réduisait son visage à n’être plus qu’une bouche béante et une barbe hoquetante, et qui tuait sans remède toute la gravité dont il s’entourait comme Jupiter sur son Olympe ?

J’ai eu beau m’appesantir sur ces deux mots, il m’a été impossible de leur trouver une résonance facétieuse. C’était sûrement un ordre : précis autant qu’étrange ! Et Challenger était le seul homme au monde à qui je ne me souciais pas de désobéir. Peut-être avait-il envisagé une expérience de chimie ? Peut-être… Zut ! Qu’avais-je besoin de chercher à découvrir ce qu’il voulait ? Il fallait que je me procurasse de l’oxygène, voilà tout !

Il me restait une heure avant le train qui partait de Victoria. J’ai sauté dans un taxi et je me suis fait conduire à la Société de distribution des bouteilles d’oxygène dans Oxford Street.

Comme je posais pied à terre devant l’immeuble, deux jeunes gens en sortaient en portant un tube cylindrique de fer ; ils l’ont hissé et calé devant moi dans une voiture qui attendait. Et, sur leurs talons, j’ai vu apparaître un homme âgé dont la voix de crécelle leur disait des choses désagréables. Il s’est tourné vers moi… Je n’ai pas eu à hésiter sur ces traits austères et sur ce bouc : c’était mon camarade bourru et revêche, le Pr Summerlee.

– Quoi ! s’est-il exclamé en me voyant. Auriez-vous reçu, vous aussi, cet absurde télégramme pour l’oxygène ?

Je l’ai sorti de ma poche.

« Bon ! Bon ! J’en ai reçu un également. Vous savez, c’est vraiment à contrecœur que je me suis incliné. Notre vieil ami est, comme toujours, impossible ! Comme s’il ne pouvait pas se procurer de l’oxygène par les moyens ordinaires ! Mais non : il a fallu qu’il morde sur le temps de ceux qui ont mieux à faire que lui ! Pourquoi ne l’a-t-il pas commandé directement ?

– Sans doute doit-il en avoir besoin immédiatement ?

– Ou il a cru qu’il en aurait besoin immédiatement ! Ce qui n’est pas la même chose… Voyons, vous n’allez pas acheter une autre bouteille. Dans la mienne, il y a assez d’oxygène pour deux, non ?

– Écoutez, il m’a tout l’air de tenir à ce que nous lui apportions chacun une bouteille. Je préfère ne pas le contrarier.

Summerlee haussait les épaules, grognait, mais je ne me suis pas laissé faire : j’ai acheté une bouteille, qui est allée rejoindre la première dans sa voiture, car il m’avait offert de me conduire à Victoria.

Je me suis éloigné pour payer mon taxi ; le chauffeur était hargneux : il me réclamait un pourboire excessif. Finalement, je m’en suis débarrassé et je suis revenu vers le Pr Summerlee ; il était près de se colleter avec les jeunes employés qui avaient transporté son oxygène ; son bouc se soulevait d’indignation. L’un des garçons l’a appelé, je m’en souviens : « Vieux cacatoès imbécile ! » Pareille insulte a fait sursauter le chauffeur de Summerlee, qui a pris fait et cause pour son maître et qui est descendu de son siège pour punir l’insolent. Nous avons de justesse évité la bagarre.

Tous ces détails peuvent paraître bien banals et indignes de figurer dans mon récit. Mais c’est seulement à présent, avec le recul, que je distingue leur place dans l’enchaînement des faits tels que je dois les raconter.

Le chauffeur de Summerlee était un novice, ou il avait eu les nerfs troublés par la dispute, car il s’est avéré très maladroit. Nous avons failli tamponner deux autres voitures – aussi mal pilotées d’ailleurs – et je me rappelle avoir fait remarquer à Summerlee que la qualité moyenne des chauffeurs, à Londres, avait baissé. Ensuite, nous avons frôlé de trop près un attroupement qui s’était formé pour regarder une rixe à l’angle du Mail ; très excités, des gens ont poussé des cris de colère contre notre « chauffard », et l’un deux a même sauté sur le marchepied et a brandi une canne dans notre direction. Je l’ai repoussé, mais nous n’avons pas été mécontents de quitter le parc sains et saufs. Tous ces petits événements survenant les uns après les autres m’avaient mis les nerfs en boule ; quant à mon compagnon, son irritabilité traduisait une impatience qu’il ne contrôlait plus.

Nous avons retrouvé notre bonne humeur devant lord John Roxton, qui nous guettait sur le quai : toujours mince et long, il était vêtu d’un costume de chasse en tweed marron clair. Quand il nous aperçut, son visage aigu, dominé par des yeux inoubliables, à la fois féroces et souriants, s’est éclairé de plaisir. Des fils gris couraient à présent dans ses cheveux roux, des rides avaient été creusées par le burin du temps, mais il était toujours le lord John avec lequel nous nous étions bien entendus dans le passé.

– Hullo ! Herr Professor ! Hullo ! Bébé !

Il s’est mis à rugir de joie devant les bouteilles d’oxygène qu’un porteur tirait derrière nous.

– Alors, vous en avez pris aussi ? La mienne est dans le fourgon. Qu’est-ce que le cher vieux peut bien vouloir en faire ?

– Attendez ! lui ai-je dit. Avez-vous lu sa lettre au Times ?

– Du baratin absurde ! a déclaré Summerlee avec une grande sévérité.

– Hé bien ! elle est à la base de cette histoire d’oxygène ou je me trompe fort !

– Du baratin absurde ! a répété Summerlee avec une violence qui n’était pas du tout indispensable.

Nous avions pris place dans un compartiment de première classe pour fumeurs et il avait déjà allumé la courte pipe de bruyère charbonneuse qui semblait prolonger la ligne agressive de son nez.

« L’ami Challenger est un homme intelligent ! a-t-il poursuivi. Personne ne peut le nier. Il faudrait être fou pour le nier. Considérez son chapeau : dessous, il y a un cerveau qui fait un kilo sept cents ; c’est un gros moteur, qui tourne bien, et qui abat du bon travail. Montrez-moi le capot, je vous dirai le volume du moteur. Seulement, Challenger est aussi un bateleur-né. Vous m’avez entendu : je le lui ai lancé une fois en pleine figure. Il est né bateleur, cabot ; il faut qu’il se place toujours sous le feu des projecteurs.