E. Challenger.

« Non, a souligné Austin, ça n’est pas ce qu’on appelle chaleureux !

Il a secoué la tête en passant devant cet écriteau déplorable et il a ajouté :

« Ça ne ferait pas bien sur une carte de Noël… Je vous demande pardon, monsieur ; en de nombreuses années, je n’ai pas parlé autant qu’aujourd’hui. Mais aujourd’hui… ben ! ce n’est pas un jour comme les autres ! Il peut me donner mon congé, il peut me flanquer à la porte encore cinquante fois, mais moi je ne m’en irai pas. C’est mon homme à moi, c’est mon patron, et il le sera, je l’espère bien, jusqu’à la fin de mes jours.

Nous avions franchi les poteaux blancs d’une porte et nous nous étions engagés dans une allée bordée de rhododendrons. Au bout apparaissait une maison en brique, basse, avec une charpente blanche, très attrayante et confortable. Mme Challenger, petite, mignonne, souriante, se tenait sur le seuil pour nous accueillir.

– Eh bien ! ma chère, a lancé Challenger en s’extrayant de la voiture, voici nos visiteurs ! C’est une chose extraordinaire pour nous que d’avoir des hôtes, n’est-ce pas ? Avec nos voisins, nous vivons plutôt à couteaux tirés. S’ils pouvaient mettre de la mort-aux-rats dans le pain que nous apporte le boulanger, je crois qu’ils n’y manqueraient pas !

– C’est terrible ! Terrible ! s’est exclamée la dame entre le rire et les larmes. George se dispute toujours avec tout le monde. Dans le pays, nous ne comptons pas un ami.

– Ce qui me permet de concentrer mon attention sur mon incomparable épouse, a assuré Challenger en passant un bras autour de sa taille.

Imaginez un gorille et une gazelle : vous aurez une reproduction à peu près exacte du couple.

– Allons, allons ! ces gentlemen sont fatigués de leur voyage, et le déjeuner devrait être prêt. Est-ce que Sarah est revenue ?

Mme Challenger a répondu par un signe de tête négatif ; le professeur a éclaté de rire, et il s’est frappé la barbe avec un évident contentement de soi.

– Austin ! a-t-il crié. Quand vous aurez garé la voiture, vous voudrez bien aider votre maîtresse à préparer la table. Maintenant, messieurs, auriez-vous l’obligeance de m’accompagner à mon bureau ? J’ai en effet une ou deux choses extrêmement urgentes à vous communiquer.

CHAPITRE II – La marée de la mort

Pendant que nous traversions le vestibule, le téléphone a sonné : nous avons donc été les auditeurs involontaires du Pr Challenger répondant à un inconnu. Je dis « nous », mais en vérité, à cent mètres de là, n’importe qui aurait pu entendre le tonnerre de la voix monstrueuse qui faisait trembler la maison entière. Ses réponses se sont gravées dans ma mémoire.

– Oui, oui, bien sûr, c’est moi… Oui, certainement, le professeur Challenger, le célèbre professeur en personne… Bien sûr ! Chaque mot. Sinon je n’aurais pas écrit… Cela ne m’étonnerait pas… Tout semble l’indiquer… D’ici un jour ou deux au plus… Hé bien ! je ne puis rien empêcher ; comment le pourrais-je ?… Très désagréable, sans aucun doute, mais je pense que cela affectera des gens plus intéressants que vous. Ce n’est pas la peine d’en gémir… Non, cela m’est impossible : à vous de saisir votre chance… Assez, monsieur ! J’ai mieux à faire qu’écouter votre radotage !

Il a raccroché avec fracas et nous a conduits au premier étage, dans une grande pièce bien aérée qui lui servait de bureau. Sept ou huit télégrammes non ouverts s’éparpillaient sur sa table en acajou.

« Je commence à croire, nous a-t-il dit en les désignant, que j’épargnerais de l’argent à mes correspondants si j’adoptais une adresse télégraphique. Qu’est-ce que vous diriez de « Noé, Rotherfield » ?

Tout en se livrant à cette plaisanterie incompréhensible, il se gonflait d’un rire énorme : appuyé sur son bureau, il était tellement secoué par son hilarité que ses mains ont eu du mal à saisir les dépêches. Il hoquetait :

« Noé ! Noé !

Il était aussi rouge qu’une betterave. Lord John et moi, nous partagions sa gaieté avec sympathie. Tel un bouc dyspeptique, Summerlee branlait le chef pour marquer un désaccord fondamental. Quand Challenger s’est enfin calmé, il a commencé d’ouvrir ses télégrammes pendant que nous trois admirions par une fenêtre en saillie le panorama magnifique qui s’étalait sous nos yeux.

Car il méritait d’être admiré ! À force de virages plus ou moins doux, la route nous avait menés jusqu’à une hauteur importante, quelque deux cent cinquante mètres comme nous devions l’apprendre par la suite. La maison de Challenger était située juste sur la crête de la colline ; sur sa face sud, c’est-à-dire sur celle où s’ouvrait la fenêtre du bureau, la vue s’étendait jusqu’aux hautes plaines crayeuses et accidentées qui formaient l’horizon. Entre ces lointaines ondulations, un brouillard de fumée révélait la ville de Lewes. Immédiatement à nos pieds, les bruyères commençaient ; plus loin, des taches vertes brillantes signalaient le golf de Crowborough, littéralement moucheté de joueurs. Davantage vers le sud, la route de Londres à Brighton surgissait d’entre les bois. Attenante à la maison, une petite cour bien clôturée abritait la voiture qui nous avait transportés.

Une exclamation de Challenger nous a fait nous retourner. Notre hôte avait lu ses dépêches et il les avait empilées avec méthode sur son bureau. Son visage large, aux traits irréguliers, ou du moins ce qu’il était permis d’en voir au-dessus du tapis de barbe, était encore tout rouge ; on le devinait sous le coup d’une forte émotion.

« Eh bien ! messieurs, s’est-il écrié avec une voix qui aurait convenu à une réunion publique et contradictoire, je suis heureux que nous soyons tous les quatre rassemblés ! Je le suis d’autant plus que notre rencontre se produit dans des circonstances extraordinaires… je devrais dire : sans précédent. Puis-je vous demander si vous n’avez rien remarqué d’anormal au cours de votre voyage de Londres ?

– La seule chose que j’ai remarquée, a déclaré Summerlee avec un sourire aigre, c’est que notre jeune ami ne s’est pas amélioré depuis trois ans.