Voudriez-vous vous en rendre compte ?
– Non, monsieur, non ! Certainement pas !
Mais le professeur Summerlee était décidé à négliger l’avis qu’il sollicitait. Déjà il posait sa pipe… Jusqu’à la fin de notre voyage, il nous a distraits – du moins il a essayé de nous distraire – par une succession de cris d’oiseaux et d’animaux divers qui nous ont semblé si absurdes que mes larmes ont cessé de couler comme par enchantement. J’ai été pris au contraire d’un fou rire quasi hystérique quand j’ai vu, ou plutôt entendu, le grave professeur assis en face de moi imiter le glapissement du chien dont la queue se serait trouvée prise dans une porte. À un moment donné, lord John m’a passé son journal ; il avait écrit au crayon dans la marge : « Pauvre diable ! Il est fou à lier ! ». Évidemment, les manières du professeur étaient très excentriques ; néanmoins, son « petit talent » m’a semblé extraordinairement divertissant.
Puis lord John s’est penché vers moi et m’a raconté je ne sais quelle histoire interminable : il était question d’un buffle et d’un rajah des Indes ; j’ai eu l’impression qu’elle avait ni queue ni tête. Au moment où toutefois l’action se corsait, et où parallèlement le Pr Summerlee se lançait dans les roulades d’un canari, notre train s’est arrêté à Jarvis Brook, petite gare qui nous avait été indiquée comme la plus proche de Rotherfield.
Challenger était là pour nous accueillir. Il avait l’air radieux. Aucun paon sur la terre depuis la création n’aurait pu rivaliser avec lui en dignité lente et dédaigneuse ; il paradait sur le quai de la gare ; il considérait les gens avec un sourire empreint d’une condescendance bienveillante… S’il avait changé avec les années, ce n’avait été qu’en accentuant ses caractéristiques : la grosse tête et le front haut toujours barré d’une mèche de cheveux noirs cosmétiques semblaient avoir pris du volume ; sa barbe déversait une cascade de reflets bleus qui tombait encore plus bas qu’auparavant ; sous leurs paupières insolemment lourdes, ses yeux gris clair affirmaient davantage son extraordinaire volonté de domination.
Il m’a gratifié de la poignée de main amusée et du sourire encourageant que le maître d’école accorde aux plus jeunes de sa classe ; puis il s’est entretenu avec mes deux compagnons ; il nous a aidés à rassembler nos bouteilles d’oxygène et il nous a menés vers une grosse voiture ; le chauffeur était l’impassible Austin, l’homme peu loquace que j’avais vu officier en qualité de maître d’hôtel lors de ma première visite au professeur. Nous nous sommes engagés dans une côte qui gravissait une colline ; le paysage était magnifique. J’avais pris place à côté du chauffeur. Derrière, mes trois camarades me donnaient l’impression qu’ils parlaient tous à la fois. Lord John était reparti sur son histoire de buffle pendant que les sourds grognements de Challenger et la voix aiguë de Summerlee entamaient un duo qui annonçait un débat scientifique aussi élevé que farouche. Soudain, Austin a tourné vers moi sa figure basanée, mais ses yeux restaient fixés sur le volant.
– J’suis renvoyé !
– Mon Dieu !
Tout aujourd’hui était bizarre. Les gens ne disaient que des choses étranges, imprévues, comme dans un rêve.
– C’est la quarante-septième fois, a-t-il ajouté après réflexion.
– Quand partez-vous ?
– Partirai pas !
La conversation aurait pu s’arrêter là, mais Austin est bientôt revenu à la charge.
– Si j’partais, qui s’occuperait de lui ? a-t-il insisté en désignant son maître d’un geste de la tête. Qui est-ce qu’il dégotterait pour le servir ?
– Il trouverait quelqu’un d’autre, non ?
– Lui ? Personne ! Personne ne resterait plus d’une semaine. Si je partais, la maison fonctionnerait comme une montre sans ressort. J’vous dis ça parce que vous êtes son ami : vous devez savoir. Si j’le prenais au mot… Mais j’aurais pas le cœur ! Lui et la patronne, ils seraient comme deux bébés abandonnés. Je fais tout. Et pourtant, v’là qu’il arrive et qui m’flanque à la porte !
– Pourquoi personne ne resterait ? ai-je demandé.
– Parce que personne ne le supporterait. Il est très intelligent, le patron ! Si intelligent que quelquefois il est complètement cinglé. Je vous l’jure : je l’ai vu cinglé ! Tenez, savez-vous ce qu’il a fait ce matin ?
– Qu’est-ce qu’il a fait ce matin ?
Austin s’est penché vers mon oreille :
– A mordu la femme de ménage.
– Mordu ?
– Oui, monsieur ! Mordu à la jambe. De mes propres yeux je l’ai vue qui démarrait pour un marathon à la porte du vestibule.
– Seigneur, quel homme !
– Vous aussi, vous le traiteriez de cinglé si vous pouviez le voir comme je le vois ! Il s’fait pas d’amis avec les voisins. Y’en a qui pensent que quand il était avec les monstres dont vous avez parlé, c’était pour lui le home, sweet home, la société qui lui convenait, quoi ! Ça, c’est ce qu’on dit. Mais moi je suis à son service depuis dix ans, et il m’plaît. C’est un grand bonhomme en fin de compte, et il y a de l’honneur à le servir, monsieur ! Seulement, il lui arrive d’être méchant. Maintenant, regardez ça, monsieur. On ne peut pas dire que ça ressemble à l’hospitalité classique, hé ? Lisez vous-même !
Très au ralenti, la voiture escaladait les derniers mètres d’une côte tout en virages en épingle à cheveux. Dans un angle, un écriteau se détachait au-dessus d’une haie bien taillée. Austin avait raison : il valait la peine d’être lu :
AVIS
Les visiteurs, les journalistes et les mendiants sont indésirables.
G.
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