Mais elle filait comme le vent. Peu après, je l’ai repérée sur la route, avec mes jumelles : elle courait toujours ; elle a pris la direction du sud-ouest, et je ne l’ai plus revue. Je vous conte cette anecdote pour ce qu’elle vaut : la voilà semée dans vos cervelles ; j’attends qu’elle germe. Vous apporte-t-elle un peu de lumière ? La trouvez-vous en rapport avec quoi que ce soit dans vos esprits ? Lord John, qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Lord John a secoué la tête avec gravité.
– Il vous arrivera un jour de sérieux ennuis, si vous ne vous freinez pas !
– Peut-être avez-vous une remarque à présenter, Summerlee ?
– Vous devriez abandonner tout travail immédiatement, Challenger ! Et passer trois mois dans une ville d’eaux allemande.
– Voilà qui est profond, profond !… À vous, mon jeune ami ! Il est possible que la sagesse parle par votre bouche, puisqu’elle a dédaigné de s’exprimer par celle de vos aînés.
Effectivement, la sagesse a parlé par ma bouche. Je le dis en toute modestie, mais enfin je le dis. Bien sûr, vous qui savez ce qui est arrivé, vous trouverez que ma réponse allait de soi ! Mais réfléchissez qu’à ce moment tout était neuf et que l’explication sollicitée n’était pas si simple à trouver. Avec toute la force d’une conviction absolue, j’ai prononcé la phrase qu’il fallait :
– Vous étiez empoisonné ! Empoisonné !
En la prononçant, je me rappelais d’ailleurs les divers épisodes de la matinée : lord John avec son buffle, Summerlee et ses manières insultantes, mes larmes hystériques ; et puis ces incidents bizarres à Londres : la rixe dans le parc, la façon de conduire du chauffeur, la dispute à l’entrepôt d’oxygène… Tout s’expliquait admirablement par un mot :
– Empoisonné ! Il y a du poison dans l’air. Nous sommes tous empoisonnés !
– Voilà la vérité ! a dit Challenger en se frottant les mains. Nous sommes tous empoisonnés. Notre planète est prise dans une ceinture d’éther empoisonnée ; elle s’y enfonce actuellement à la vitesse de plusieurs millions de kilomètres par minute. Notre jeune ami a défini d’un seul mot la cause de tous nos troubles : du poison.
Nous nous sommes regardés les uns les autres dans un silence ahuri. Quel commentaire pouvait affronter la situation ?
« Une certaine défense de l’esprit permet de vérifier et de contrôler de tels symptômes, a repris Challenger. Je ne peux évidemment pas m’attendre à la trouver parvenue chez vous au degré de maturité qu’elle a atteint chez moi, car il est normal de supposer que la force de nos respectives facultés mentales produit des effets différents chez l’un ou chez l’autre. Mais sans aucun doute elle existe : elle existe même chez notre jeune ami. Après la petite explosion de verve qui a si fort affolé ma servante, je me suis assis et j’ai raisonné. J’ai convenu avec moi-même que jamais jusqu’ici je n’avais eu envie de mordre qui que ce fût dans ma maison. L’impulsion qui m’avait possédé était donc anormale. En un instant, j’ai saisi la vérité. Je me suis tâté le pouls : j’ai compté dix pulsations de plus que d’habitude, et mes réflexes étaient plus vifs, plus nombreux. J’ai fait appel à mon moi le plus sain et le plus supérieur, le véritable G. E. C., qui se tenait serein et invincible derrière tout ce simple désordre moléculaire. Je l’ai sommé, dirai-je, de surveiller les tours stupides que le poison pourrait me jouer. J’ai constaté alors que j’étais réellement le maître. Je savais reconnaître un désordre de l’esprit et le contrôler. N’était-ce pas là un remarquable exemple de la victoire de l’esprit sur la matière ? Car il s’agissait bel et bien d’une victoire remportée sur cette forme particulière de matière qui est liée si intimement à l’esprit. Je pourrais presque dire : « L’esprit était coupable, mais la personnalité l’a redressé. » Ainsi, quand ma femme est descendue, j’ai eu envie de me cacher derrière la porte et de l’épouvanter par un hurlement sauvage ; mais j’ai pu maîtriser cette envie, et j’ai accueilli Mme Challenger avec dignité et respect. De la même façon j’ai été un peu plus tard obsédé par un furieux désir de couiner comme un jeune canard ; de la même façon je me suis dominé… Quand je suis allé commander la voiture, j’ai découvert Austin plié en deux au-dessus du moteur et absorbé dans diverses réparations. Hé bien ! j’ai retenu la main ouverte que j’avais déjà levée, et je me suis interdit de me livrer avec lui à une expérience qui l’aurait sans doute incité à marcher sur les traces de la femme de charge ; simplement je lui ai touché l’épaule et je lui ai ordonné de sortir la voiture pour que je puisse aller vous chercher au train… Mais tenez, en ce moment précis, je suis tenté, terriblement tenté d’empoigner le Pr Summerlee par cette espèce de bouc idiot qui lui tient lieu de barbe et de lui secouer la tête, à la déraciner, d’avant en arrière, d’arrière en avant… Et pourtant, comme vous pouvez le voir, je suis parfaitement maître de moi. Permettez-moi de vous recommander de prendre modèle sur l’exemple que je vous donne.
– Je surveillerai ce buffle ! a affirmé lord John.
– Et moi ce match de rugby !
– Il n’est pas impossible que vous ayez raison, Challenger ! a murmuré le Pr Summerlee, très radouci.
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