Je consens à admettre que ma tournure d’esprit me porte davantage à critiquer qu’à construire, et que je n’ai rien d’un badaud disposé à bayer devant toute théorie nouvelle. Mais reconnaissons que celle-ci est particulièrement fantastique ! Toutefois, si je me reporte aux divers incidents de la matinée, et si je reconsidère le comportement imbécile de mes deux compagnons, j’ai tendance à croire qu’un poison d’une nature excitante a pu être la cause des symptômes qu’ils m’ont surabondamment montrés.

Avec bonne humeur, Challenger a donné de petites tapes sur l’épaule de son collègue.

– Nous progressons, a-t-il dit. Décidément, nous progressons !

– Et… s’il vous plaît, monsieur, a interrogé humblement Summerlee, quelle est votre opinion sur la conjoncture ?

– Avec votre permission, je voudrais dire quelques mots touchant au sujet lui-même…

Il s’est assis sur son bureau ; ses jambes courtes, arquées, se balançaient sous lui. Et il a prononcé paisiblement ces paroles terribles :

« Nous sommes en train d’assister à un événement épouvantable et formidable à la fois. Selon moi, c’est la fin du monde.

La fin du monde ! Nos yeux se sont tournés vers la grande fenêtre… Cette beauté estivale de la campagne ! ces longues pentes jonchées de bruyères ! Ces fermes si riches, ces maisons si cossues ! Et ces sportifs éparpillés sur le golf ! La fin du monde ?… Bien sûr, nous avions tous déjà entendu ces mots-là. Mais l’idée qu’ils pourraient avoir une signification pratique immédiate, qu’ils ne se rapportaient plus à une date indéterminée, nous ouvrait des perspectives terrifiantes, bouleversantes… Nous étions pétrifiés dans une solennité muette, nous attendions que Challenger poursuivît. Sa présence imposante, son aspect massif lui conféraient une puissance quasi surnaturelle : pendant un moment, toutes les absurdités de l’homme se sont évanouies, et nous n’avons plus vu en lui qu’un maître très au-delà de l’humanité ordinaire. Puis, tout de même, j’ai réfléchi : je me suis souvenu des deux gigantesques éclats de rire où il s’était épanoui ; et j’ai pensé que le détachement de l’esprit avait des limites, que la crise ne devait pas être si grave, ni si urgente.

« Imaginez une grappe de raisin, a repris Challenger. Cette grappe est recouverte de bacilles aussi minuscules que malfaisants. Le jardinier la fait passer dans un milieu désinfectant. Peut-être parce qu’il désire que son raisin soit plus propre, peut-être parce qu’il voudrait y mettre d’autres bacilles moins malfaisants, il le plonge dans du poison : plus de bacilles ! Notre Grand Jardinier est, actuellement, en train de plonger le système solaire dans un bain désinfectant ; et le bacille humain, ce petit vibrion mortel qui se tortille sur la croûte supérieure de la terre, sera bientôt stérilisé dans l’anéantissement.

Le silence est retombé sur nous. La sonnerie du téléphone l’a interrompu.

« Voici sans doute l’un de nos bacilles qui appelle au secours, a souri sinistrement Challenger. Les hommes commencent à réaliser que le cours de leur existence n’est pas la fin nécessaire de l’univers.

Il est sorti de la pièce ; pendant son absence, qui a duré une ou deux minutes, nous n’avons pas échangé une phrase. La situation nous paraissait au-delà des mots ou des commentaires.

« C’était le service de santé de Brighton, nous a-t-il expliqué à son retour. Les symptômes, pour une raison ou une autre, se développent plus rapidement au niveau de la mer. Notre altitude de deux cent cinquante mètres, ici, nous avantage. Les gens semblent avoir appris que je fais autorité sur le problème : une conséquence de ma lettre au Times ! Tout à l’heure, quand nous sommes arrivés, c’était le maire d’une ville de province qui m’appelait ; vous m’avez entendu lui répondre : il me donnait l’impression de surestimer le prix de sa chère existence ; je l’ai aidé à réviser ses idées.

Summerlee s’était levé, et il regardait par la fenêtre. Il s’est retourné vers Challenger : ses fines mains osseuses tremblaient d’émotion.

– Challenger, cette chose est trop sérieuse pour en discuter futilement. Ne supposez pas que je cherche à vous irriter par les questions que je pourrais vous poser. Je vous demande s’il ne peut pas y avoir une erreur dans vos informations ou dans votre raisonnement. Voilà le soleil qui brille aussi clair que jamais dans un ciel bleu. Voilà les bruyères, les fleurs, les oiseaux. Voilà des gens qui s’amusent sur le terrain de golf. Voilà des cultivateurs qui font la moisson. Vous nous dites qu’eux et nous pouvons être à l’extrême bord de la destruction… que cette journée de soleil peut se muer en la nuit de ténèbres que l’humanité redoute depuis si longtemps. Mais sur quoi basez-vous votre jugement ? Sur des bandes anormales dans un spectre… sur des bruits qui nous viennent de Sumatra… sur de curieuses excitations personnelles que nous avons notées les uns sur les autres. Or, ce dernier symptôme n’est pas si violent que vous et nous ne soyons incapables de le contrôler au prix d’un effort délibéré. Vous n’avez pas à faire de cérémonies avec nous, Challenger. Tous nous avons affronté ensemble la mort. Parlez ! Faites-nous savoir exactement où nous en sommes et quelles sont selon vous, nos perspectives d’avenir.

C’était un bon et brave discours : le discours auquel il fallait s’attendre de la part d’un homme dont le cœur solide n’avait pas été entamé par les acidités et les bizarreries du vieux zoologiste.