Le jour, pas un rayon de soleil, la nuit, pas un rayonnement d’étoile ! De basses vapeurs se tendaient d’un horizon à l’autre, comme un voile de crêpe que la flèche du clocher de Saint-Andrew crevait parfois de sa pointe. Dans ces conditions, impossible d’observer l’espace, d’épier le passage des astéroïdes, de revoir le bolide si vivement disputé. On devait même tenir pour probable que les circonstances atmosphériques ne se montraient pas plus favorables aux astronomes de l’État de l’Ohio ou de l’État de Pennsylvanie qu’à ceux des autres observatoires de l’Ancien et du Nouveau Continent. Et, en effet, aucune nouvelle note concernant l’apparition de ce météore du 2 avril n’avait paru dans les journaux. Il est vrai, cette apparition, qui datait déjà de six semaines, ne présentait pas un intérêt tel que le monde scientifique dût s’en émouvoir. Il s’agissait là d’un fait cosmique qui n’est point rare, tant s’en faut, et il fallait être un Dean Forsyth ou un Stanley Hudelson pour guetter le retour de ce bolide avec cette impatience qui, chez eux, tournait à la rage.

La bonne Mitz, après que son maître eut bien constaté l’impossibilité absolue de lui échapper, reprit en ces termes, après s’être croisé les bras :

« Monsieur Forsyth, auriez-vous par hasard oublié que vous avez un neveu qui s’appelle Francis Gordon ?…

– Ah ! ce cher Francis, répondit M. Forsyth en hochant la tête d’un air bonhomme. Mais non… je ne l’oublie pas… Et comment va-t-il, ce cher Francis ?…

– Très bien, je vous assure…

– Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis quelque temps…

– En effet, depuis deux heures environ, puisqu’il a déjeuné avec vous…

– Avec moi ?… Ah ! vraiment !…

– Mais vous ne voyez donc plus rien, mon maître ?… demanda Mitz, en l’obligeant à se retourner vers elle.

– Si… si… ma bonne Mitz ! … Que veux-tu ?… Je suis un peu préoccupé…

– Préoccupé au point que vous paraissez avoir oublié une chose assez importante…

– Oublié ?… Et laquelle ?…

– C’est que votre neveu va se marier…

– Se marier… se marier ?…

– N’allez-vous pas me demander de quel mariage il s’agit ?…

– Non… non… Mitz !… Mais à quoi tendent ces questions ?…

– À obtenir une réponse au sujet de votre conduite, Monsieur, envers la famille Hudelson ! … car vous n’ignorez pas qu’il y a une famille Hudelson, un docteur Hudelson, qui demeure Morris-street, une mistress Hudelson, mère de miss Jenny et de miss Loo Hudelson et que celle que doit épouser votre neveu, c’est Jenny Hudelson !… »

Et, à mesure que ce nom d’Hudelson s’échappait de la bouche de la bonne Mitz, en prenant chaque fois plus de force, M. Dean Forsyth portait la main à sa poitrine, à son côté, à sa tête, comme si ce nom faisait balle, l’eut frappé à bout portant. Il soufflait, il suffoquait, le sang lui montait aux yeux, et voyant qu’il ne répondait pas :

« Eh bien… avez-vous entendu ?… reprit Mitz.

– Si j’ai entendu ! », s’écria son maître.

Et, à travers ses mâchoires étroitement serrées, c’est à peine si quelques vagues phrases pouvaient sortir de sa bouche.

« Eh bien ?… demanda la vieille servante en forçant sa voix.

– Francis pense donc toujours à ce mariage ? dit-il enfin.

– S’il y pense ! s’écria Mitz, mais comme il pense à respirer… comme nous y pensons tous… comme vous y pensez vous-même, j’aime à le croire ! …

– Quoi !… mon neveu est toujours décidé à épouser la fille de ce docteur Hudelson ?…

–  Miss Jenny, s’il vous plaît, mon maître, et il serait difficile de trouver une plus charmante personne…

– En admettant, reprit M. Forsyth, que la fille de l’homme qui… dont je ne peux prononcer le nom sans qu’il m’étouffe puisse être charmante…

– Ah ! c’est par trop fort, déclara Mitz, qui dénoua violemment son tablier, comme si elle allait le rendre.

– Voyons… Mitz… voyons ! », reprit son maître, quelque peu inquiet d’une attitude si menaçante.

De la main, la vieille servante retint son tablier dont le cordon pendait jusqu’à terre. « Ainsi… voilà les idées qui vous viennent par la tête, monsieur Forsyth ! …

– Mais… Mitz… tu ignores donc ce qu’il m’a fait, cet Hudelson…

– Et qu’est-ce qu’il vous a fait ?…

– Il m’a volé…

– Il vous a volé ?…

– Oui… volé… abominablement !

– Et que vous a-t-il volé ?… votre montre… votre bourse… votre mouchoir ?…

– Non… mon bolide !

– Ah ! votre bolide ! s’écria la vieille servante, en ricanant de la façon la plus ironique et la plus désagréable pour M. Forsyth. Votre fameux bolide !… que vous ne reverrez jamais, j’imagine…

– Mitz… Mitz !… prends garde à ce que tu dis là ! », répliqua M. Forsyth. Et, cette fois, c’était l’astronome qui venait d’être touché au cœur.

Il est vrai, rien n’aurait pu arrêter Mitz, qui était exaspérée et dont l’exaspération débordait.

« Votre bolide… répétait-elle, votre machine qui se promène là-haut… Eh bien, est-ce qu’il était à vous plus qu’à M. Hudelson ? Est-ce qu’il n’appartient pas à tout le monde… à n’importe qui comme à moi ?… Est-ce que vous l’avez acheté et payé de votre poche ?… Est-ce qu’il vous est arrivé par héritage ?… Est-ce que le bon Dieu vous en a fait cadeau, par hasard ?…

– Tais-toi… Mitz… tais-toi… cria à son tour M. Forsyth, car il ne se possédait plus.

– Non, Monsieur, non ! Je ne me tairai pas, et vous pouvez appeler ce bêta d’Omicron à votre aide…

– Bêta d’Omicron !…

– Oui… bêta… et il ne me fera pas taire… pas plus que notre président lui-même ne pourrait imposer silence à l’archange qui viendrait de la part du Tout-Puissant annoncer la fin du monde ! »

M. Dean Forsyth fut-il absolument interloqué en entendant cette terrible phrase, son larynx s’était rétréci au point de ne plus donner passage à la parole, ses glottes désorganisées ne pouvaient-elles plus émettre un son ?… Ce qui est certain, c’est qu’il ne parvint pas à répondre. Eût-il même voulu, au paroxysme de la colère, flanquer à la porte sa vieille servante, qu’il lui aurait été impossible de prononcer le traditionnel : « Sortez… sortez à l’instant !… et que je ne vous revoie plus ! »

D’ailleurs, Mitz ne lui eût point obéi, qu’on en ait l’assurance, et il aurait été le premier puni si elle l’avait pris au mot. Ce n’est pas après quarante-cinq ans de service qu’un maître et une servante se séparent à propos d’un malencontreux météore ! Il est vrai, si M. Forsyth finissait par céder sur la question du bolide, Mitz ne céderait pas sur la question du mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson !

Cependant, il était temps que cette scène prît fin, surtout dans l’intérêt de M. Dean Forsyth, et, comprenant bien qu’il n’aurait pas le dessus, il cherchait à battre en retraite sans que ce mouvement ressemblât trop à une fuite.

Cette fois, ce fut le soleil qui lui vint en aide. Soudain le temps couvert se découvrit. Un vif rayon pénétra à travers les vitres de la fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin. Il y avait au moins trois jours que l’astre radieux, caché derrière les brumes, ne s’était montré aux habitants de Whaston, et par conséquent, aux regards des deux importants personnages desquels sa réapparition était le plus vivement désirée.

À ce moment, sans nul doute, le docteur Hudelson était monté à son donjon, à moins qu’il n’y fût déjà, et c’est la pensée qui vint aussitôt à M. Dean Forsyth. Il voyait son rival profitant de cette heureuse éclaircie, à demi courbé sur sa terrasse, l’œil à l’oculaire de son télescope et parcourant les hautes zones de l’espace… Et qui sait si le météore ne sillonnait pas les airs et dans toute sa majestueuse visibilité ?…

Aussi M. Forsyth n’y put-il tenir. Il n’attendit pas, cette fois, que la voix d’Omicron retentît au sommet de la tour. Ce rayon de soleil faisait sur lui l’effet qu’il produit sur un ballon rempli de gaz. Il le gonflait, il accroissait sa force ascensionnelle. Il fallait qu’il s’élevât, il se dirigea vers la porte et, pour achever la comparaison, on peut dire qu’en fait de lest, il jeta toute la colère amassée contre sa vieille servante !

Mais Mitz se trouvait devant la porte et ne semblait point disposée à lui livrer passage. Serait-il donc dans la nécessité de la prendre par le bras, d’engager une lutte avec elle, de recourir à l’assistance d’Omicron ?… Non ! un autre moyen s’offrait à lui : en sortant de la salle, il se trouverait dans le jardin avec lequel la tour communiquait par une seconde porte, que ne défendait alors aucun cerbère, ni mâle ni femelle !…

Cette manœuvre ne fut pas nécessaire. À n’en pas douter, la vieille servante était très éprouvée par l’effort qu’elle venait de faire – physiquement du moins. Bien qu’elle eût assez l’habitude de morigéner son maître, jamais jusqu’alors, elle n’y avait mis une telle impétuosité. Le plus souvent, c’était à propos des oublis de M. Forsyth, quelques négligences dans sa toilette, de fréquents retards à l’heure des repas, son manque de précautions par les temps froids qui lui valaient des rhumes et des rhumatismes. Mais, cette fois, l’affaire présentait plus de gravité. Elle tenait au cœur de la bonne Mitz, qui luttait pour son cher Francis et aussi pour sa chère Jenny.

Et, en réfléchissant aux termes violents dont s’était servi M. Forsyth contre le docteur Hudelson, qu’il traitait tout simplement de voleur, ne devait-on pas craindre que la situation ne devînt plus inquiétante de jour en jour ?… Les deux rivaux ne sortaient guère, soit ! … Ils n’allaient plus l’un chez l’autre, soit encore. Mais enfin le hasard pouvait amener une rencontre dans la rue, chez un ami commun, et que résulterait-il de cette rencontre ?… Sans doute un éclat, suivi d’une rupture définitive entre les deux familles. Or, c’était, avant tout, ce qu’il fallait empêcher. Et c’est bien à cette tâche que s’employait la vieille servante ! Mais ce qui n’importait pas moins, c’était que son maître fût bien prévenu qu’elle ne lui céderait « pas ça » sur ce point.

Mitz avait donc quitté la place qu’elle occupait devant la porte et s’était laissée choir sur une chaise.