Lorsqu’on en parlait devant l’un ou devant l’autre, ils avaient toujours oublié quelque circonstance qui les rappelait à l’instant dans leur observatoire. C’était là, d’ailleurs, qu’ils passaient leurs journées, plus préoccupés, plus absorbés encore. Étaient-ils même au courant de l’indiscret et déplorable bavardage du journal satirique, il y avait lieu d’en douter. Comment les bruits du dehors auraient-ils atteint les hauteurs de la tour et du donjon ?… Francis Gordon, Mrs Hudelson s’ingéniaient à ne point les laisser arriver jusque-là, par crainte d’empirer les choses, et les deux rivaux avaient bien autre souci que de lire les journaux de la localité.

En effet, si le météore avait été revu par les astronomes des observatoires de l’Ohio et de la Pennsylvanie, c’est en vain que M. Dean Forsyth et Stanley Hudelson cherchaient à le retrouver sur sa trajectoire. S’était-il donc éloigné, et à une distance trop considérable pour la portée de leurs instruments ?… Hypothèse plausible après tout. Mais ils ne se départissaient pas d’une surveillance incessante, de jour, de nuit, profitant de toutes les éclaircies du ciel. Pour peu que cela continuât, ils finiraient par tomber malades !… Et si l’un allait le revoir avant l’autre, quel parti ne tirerait-il pas de cette circonstance, toute fortuite, cependant !…

Quant à calculer les éléments de ce nouvel astéroïde, la position exacte de son orbite, sa nature, sa forme, la distance à laquelle il se mouvait, la durée de sa révolution, cela dépassait évidemment les connaissances de M. Dean Forsyth et du docteur Hudelson. Aux savants spéciaux appartenait de déterminer ces éléments, et, d’ailleurs, le capricieux météore ne reparaissait pas sur l’horizon de Whaston, ou, du moins, ses deux observateurs ne parvenaient pas à le saisir au bout de leurs impuissantes lunettes ! De là, une constante et désagréable mauvaise humeur. On ne pouvait les approcher. M. Dean Forsyth, vingt fois par jour, se mettait en colère contre Omicron qui lui répondait sur le même ton. Quant au docteur, il en était réduit à passer sa colère sur lui-même, et il ne s’en faisait pas faute.

Dans ces conditions, qui se fût avisé de leur parler de contrat de mariage et de cérémonie nuptiale !

Cependant, une semaine venait de s’écouler depuis la publication de la note envoyée aux journaux par les Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati. On était au 18 mai. Encore treize jours, et la grande date serait arrivée, bien que Loo prétendit qu’elle n’arriverait jamais et qu’elle n’existait pas dans le calendrier. Non ! à l’entendre, il n’y aurait pas de 31 mai cette année-là. Elle disait cela, la fillette, pour rire et elle riait pour dissiper l’inquiétude qui régnait dans les deux maisons.

Cependant, il importait de rappeler à l’oncle de Francis Gordon et au père de Jenny Hudelson ce mariage dont ils ne parlaient pas plus que s’il n’eût jamais dû se faire. À la moindre allusion qu’on leur en faisait, ils détournaient brusquement la conversation et quittaient la place. La question fut donc agitée de les mettre au pied du mur, pendant une des visites que Francis faisait chaque jour à la maison de Morris-street. Mais, Mrs Hudelson pensa que mieux valait ne rien faire vis-à-vis de son mari. Il n’avait point à s’occuper des préparatifs de la noce… pas plus qu’il ne s’occupait de son propre ménage. Non… au jour venu, Mrs Hudelson lui dirait :

« Voilà ton habit, voilà ton chapeau, voilà tes gants… Il est l’heure de se rendre à Saint-Andrew pour la cérémonie… Offre-moi ton bras et viens… »

Assurément, il irait, même sans s’en rendre compte, et, à ce moment-là, pourvu que le météore ne vînt pas à passer devant l’objectif de son télescope !

Mais si l’avis de Mrs Hudelson prévalut dans la maison de Morris-street, celui de Francis Gordon ne prévalut pas dans la maison d’Elizabeth-street. Si le docteur ne fut point mis en demeure de s’expliquer sur son attitude vis-à-vis de M. Dean Forsyth, celui-ci se vit rudement pressé à ce sujet par sa vieille servante. Mitz ne voulut rien écouter. Elle était furieuse contre son maître. Elle sentait que la situation devenait de plus en plus grave et que le moindre incident risquait de provoquer une rupture entre les familles. Et quelles en seraient les conséquences ? Le mariage retardé, rompu peut-être, le désespoir des deux fiancés, de son cher Francis auquel M. Forsyth imposerait de renoncer à la main de Jenny. Et que pourrait faire le pauvre jeune homme, après un éclat public qui aurait rendu toute réconciliation impossible ?…

Aussi dans l’après-midi du 19 mai, se trouvant seule avec M. Dean Forsyth dans la salle à manger, elle l’arrêta au moment où il allait reprendre l’escalier de la tour.

On le sait, M, Forsyth redoutait de s’expliquer avec Mitz. Il ne l’ignorait point, ces explications ne tournaient généralement point à son avantage. Il se voyait obligé de battre en retraite, et, à son avis, du moment qu’on est assuré d’être vaincu dans une rencontre, il est plus sage de ne point s’exposer.

En cette occasion, après avoir regardé en dessous le visage de Mitz, lequel lui fit l’effet d’une bombe dont la mèche brûle et qui ne tardera pas à éclater, M. Dean Forsyth, désireux de se mettre à l’abri des éclats, se dirigea vers le fond de la salle. Mais, avant qu’il eût tourné le bouton de la porte, la vieille servante s’était mise en travers, la tête haute, ses yeux dardés sur son maître qui roulait les siens pour ne point la fixer, et, d’une voix dont elle ne cherchait point à modérer le tremblement :

« Monsieur Forsyth, j’ai à vous parler, dit-elle.

– À me parler, Mitz… C’est que je n’ai pas trop le temps en ce moment…

– Il faut l’avoir, Monsieur…

– Je crois qu’Omicron m’appelle…

– Il ne vous appelle pas, et s’il vous appelait, il voudrait bien attendre…

– Mais si mon bolide…

– Votre bolide ferait comme Omicron, Monsieur… il attendrait…

– Par exemple ! s’écria M. Forsyth qui venait d’être touché au point sensible.

– D’ailleurs, reprit Mitz, le temps est couvert… il commence à tomber de grosses gouttes, et, pour l’instant, il n’y a rien à voir là-haut ! »

C’était vrai… Ce n’était que trop vrai, et il y avait de quoi rendre enragés M. Forsyth tout comme le docteur Hudelson. Depuis quelque quarante-huit heures, le ciel était envahi par d’épais nuages.